La lettre s’adresse au premier ministre du Québec et père de famille, François Legault

Bonjour, M. Legault, Vous avez 63 ans et je crois que vous avez deux fils. J’ai 62 ans et j’ai un fils de 29 ans. Le mien a un problème de santé mentale. La dernière fois que l’ai vu, c’était le 21 juin dernier. Il avait un couteau dans les mains et il menaçait deux policiers qui le tenaient en joue en face de chez moi. On criait tous les trois pour qu’il lâche son couteau. Heureusement, c’est ce qu’il a fait, sinon ils allaient tirer sur lui.

Il était en crise. Il s’est retrouvé en prison. La psy n’a pas trouvé bon de l’hospitaliser. Aucune place nulle part, de toute façon. Ça fait cinq ans que ça dure : on alterne séjours en psychiatrie, maison de thérapies de courtes durées, Auberivière, itinérance ou séjours chez moi. Quand ça va trop mal, c’est l’urgence psychiatrique, mais les séjours sont très courts : 2-3 jours, au plus une semaine… Ensuite ? « Va jouer dehors. » Parce qu’il n’y a pas de place dans les rares maisons ou les rares logements sociaux avec encadrement d’intervenants. Alors souvent, c’est chez moi qu’il aboutit. Mais je ne suis pas psy ni intervenant social, rien de tout cela. Je fais mon possible, mais c’est un cas lourd dans tous les sens du terme.

Ça fait cinq ans que je cogne aux portes pour essayer de trouver un endroit, une ressource où il serait bien, avec une structure, un encadrement pour s’assurer qu’il prend sa médication, qu’il va à ses rendez-vous médicaux, qu’il ne consomme pas, sans résultat.

Aucune ressource n’est disponible. De quelles ressources la ministre Geneviève Guilbault parle-t-elle au juste quand elle dit que « les ressources sont là » ? Je cherche toujours. SVP, pourriez-vous lui demander de m’indiquer ?

La pointe de l’iceberg

Carl a tué Suzanne et François et il en a blessé d’autres, c’est d’une tristesse inouïe. Tout à l’heure, je suis allé me recueillir à l’endroit où Suzanne est morte. Les médias étaient encore là. Le sujet de l’heure. Mais en réalité, le vrai scoop est que ce n’est que la pointe de l’iceberg. Chaque année, l’équivalent de deux Boeing 747 remplis de Carl atteints de maladie mentale s’écrasent au Québec. Trois par jour. Mais les médias et les politiciens n’en parlent pas, ou très peu. Beaucoup, beaucoup de jeunes comme Carl se suicident ou disjonctent complètement. Parfois, dans leur délire, ils emmènent des gens avec eux. Dans ce cas-ci, Suzanne et François. Une pure malchance.

Si ces jeunes en détresse vivaient dans des lieux encadrés, supervisés, ou si des intervenants allaient les visiter chaque semaine dans leur milieu de vie, on aurait peut-être noté un changement, on aurait peut-être téléphoné au psy, on aurait peut-être ajusté la médication, on aurait peut-être évité que Carl déambule dans le Vieux-Québec en habits médiévaux avec un sabre le soir de l’Halloween.

Je ne suis pas d’accord avec le ministre Lionel Carmant là-dessus : oui, ça aurait pu être évité.

Nous, les parents et les proches de jeunes avec des problèmes de santé mentale, sommes à bout de souffle. Nous savons que les politiciens du Québec de tous les partis qui ont été au pouvoir depuis 20 ans (CAQ, PLQ, PQ, mais surtout les libéraux, avec Philippe Couillard et Gaétan Barrette) ont délibérément sous-financé la santé mentale. Vous savez depuis longtemps que le problème de sous-financement en santé mentale existe et vous n’avez pas agi. Vous avez une part de responsabilité pour les décès de Suzanne et François.

M. Legault, combien de Carl, d’Alexandre ou de Boeing qui s’écrasent vous faudra-t-il avant de bâtir des maisons avec encadrement pour eux ? Avant de créer une armée d’intervenants en santé mentale qui irait à la rencontre de nos fils et de nos filles en détresse psychologique ou psychiatrique. Combien de cas vous faudra-t-il ? La pandémie nous a montré que les gouvernements avaient le pouvoir d’agir pour diminuer les décès liés au coronavirus. Est-ce que les trois suicides journaliers que nous avons au Québec ont moins d’importance ? Ils étaient là avant la pandémie et ils seront encore là après, si rien n’est fait. Votre ministre mentionne 100 millions de dollars sur un an et demi… 100 millions pour 1500 suicides qui cachent au moins 100 fois plus de cas de détresse. Des peanuts pour calmer la gronde populaire. Ça prend plus, beaucoup plus.

Pour terminer, une pensée pour les victimes oubliées de ce drame. Les victimes dont les médias ne parlent jamais : les parents et les proches de Carl. Il ne serait pas surprenant d’apprendre qu’ils se sont débattus avec le système de santé pour obtenir de l’aide pour leur fils. Je ne serais pas surpris d’apprendre que eux aussi ont frappé à des portes, mais sans résultat. Eux aussi doivent être dévastés.

M. Legault, embrassez vos deux fils quand vous les verrez. Le mien, je ne peux pas pour l’instant. Pas de visite en institution avec la COVID-19.

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