Oui, le mot « nègre » porte une bonne épaisseur de mépris ! Je suis de ceux qui ont quelques fois été victimes de cette arme de déshumanisation massive qui peut blesser bien plus profondément lorsqu’il est dégainé pour faire mal. Mais, comme ex-enseignant, je suis aussi de ceux qui pensent qu’il y a des limites à la rectitude lorsqu’un sujet, si sensible soit-il, s’invite dans un cours universitaire. À plus forte raison quand l’objectif du cours en question est de faire cheminer les idées et évoluer les mentalités. Je félicite d’ailleurs vivement Dominique Anglade pour sa position claire et nuancée dans cette saga qui se joue à l’Université d’Ottawa. Une sagesse qui rejoint la vision déjà annoncée par Dany Laferrière et Normand Brathwaite il y a quelques jours.

S’il est vrai, comme le disait Tahar Ben Jelloun, que la lutte contre le racisme est d’abord une question d’éducation, il faut laisser les professeurs catalyser la réflexion. Comme Africain et papa de deux enfants métissés, cette police de la pensée largement acceptée dans le monde anglo-saxon depuis longtemps n’est pas ma voix de militantisme préférée. En fait, cette nouvelle tendance d’une certaine gauche qui décide souvent agressivement dans certaines universités qui a le droit d’utiliser un mot, de porter un kimono, d’enseigner le yoga, de préparer des sushis, de porter telle coiffure ou de revisiter telle cuisine soulève chez moi une grande question : comment peut-on, au nom d’une meilleure ouverture à l’autre, plaider pour tant de cloisonnement des appartenances ?

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« Plus il y a d’interdits et de tabous interculturels, plus une grande partie de la population se sent obligée de marcher sur des œufs », note l'auteur.

Plus il y a d’interdits et de tabous interculturels, plus une grande partie de la population se sent obligée de marcher sur des œufs. Ainsi va la vie. Quand la simple communication avec l’autre devient un terrain miné, on est rarement en mode ouverture véritable et profonde avec cette personne. Autrement dit, lorsque le simple fait d’être en présence d’une personne force à policer sa pensée et à rester en alerte maximale par peur de ne pas heurter la moindre de ses sensibilités, à l’université comme à la maison, la fraternité en prend un coup. La lutte contre le racisme est une chose très sérieuse et il reste beaucoup de chemin à faire. L’actualité récente témoigne de temps très durs pour les afro-descendants, particulièrement aux États-Unis, mais également au Canada et au Québec. Des inégalités socio-économiques en passant par le profilage racial, la brutalité policière et la discrimination au travail, nombreux sont les chantiers qui méritent encore une mobilisation et des actions politiques concrètes.

Mais sur le chemin de cette marche pour la justice sociale, on gagne à se rappeler en tout temps que le manque de nuances mène souvent à la perte des alliés naturels. Ce qui est très dommageable, car dans ce combat-là, on a largement besoin des autres pour arriver à changer significativement les mentalités.

Quand se pointe ce dossier très sensible du racisme en Amérique, ceux qui disent n’avoir rien à se reprocher se trompent royalement, car personne ne peut se défiler face à son histoire. Mais ceux qui accusent sans nuances et mettent tout le monde dans le même panier sont autant dans le champ et gagneraient à opter pour une guerre plus chirurgicale.

Dans son bouquin intitulé Le racisme expliqué à ma fille et dont la lecture devrait être encouragée dans les écoles et les familles, Ben Jelloun désigne l’éducation comme une des plus puissantes armes contre le racisme. Il faut préparer nos enfants à faire face à cette réalité qui murmure malheureusement dans les coins sombres de notre humanité sans distinction de race, de couleur ou de religion. Il faut leur apprendre à jeter des coups d’œil dans le rétroviseur de leur histoire pour ne pas oublier, mais ne jamais garder leurs yeux rivés dessus et risquer de frapper un mur. Il faut leur dire que la dignité, le respect et la réussite ne se quémandent pas. Au contraire, il faut s’outiller et prendre ce qui nous revient sans demander la permission à personne. C’est ce disaient les parents analphabètes et cultivateurs d’arachides qui m’ont élevé dans la savane africaine. Oui, sans être une panacée ou un vaccin contre le racisme, dans cette autre façon de lutter, l’éducation à chance égale que nous chérissons au Québec représente le tremplin de toutes les possibilités. C’est ce que je répète à mon tour à tous les jeunes issus des minorités que je rencontre dans les écoles du Québec, car le racisme n’est jamais loin de la lutte des classes.

Il faut aussi enseigner à nos enfants que rire à cœur ouvert de nos différences est une autre façon de faire tomber les masques, bousculer les représentations mutuelles et rapprocher les gens.

Mettre un couvercle sur une chose ou empêcher d’en parler n’efface pas cette chose de la mémoire ou des croyances. C’est pour cette raison que les interdits deviennent souvent les passe-temps favoris des enfants à l’abri du regard des parents. Pour s’en convaincre sur le plan sociétal, il suffit simplement de regarder du côté des États-Unis, pays de prédilection de toutes ces pratiques universitaires que le Québec découvre. Est-ce que ces histoires de safe space dans les campus universitaires ont fait des États-Unis un endroit plus safe et plus ouvert pour les minorités ? Un autre exemple. En 2018, l’Assemblée nationale française a supprimé de la Constitution le mot « race ». Est-ce que ça fait de la France un pays moins raciste ? « Si les scientifiques nous ont prouvé que cette notion de race est morte, son enterrement va durer des siècles. » Ainsi disait, à juste raison, l’auteur français d’origine camerounaise Gaston Kelman. La mobilisation risque donc de durer très longtemps. Mais si toutes les luttes au racisme sont des causes très nobles et méritent l’engagement de tous, le chemin de la nuance est la seule façon d’éviter que l’antiracisme et le racisme finissent par se confondre et fusionner devant nos yeux, au grand bonheur des idéologies d’extrême droite.

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