Dans les années 60, certains Québécois choisissent la violence comme expression politique et blessent, tuent et traumatisent d’autres Québécois au nom de leur cause. Parmi leurs nombreuses victimes, l’une se démarque par sa notoriété : Pierre Laporte, dont le nom évoque maintenant plus un pont qu’une personne. À l’heure où la polarisation politique et la violence envers nos élus augmentent de manière importante, permettez-moi de lui rendre son humanité : c’était mon grand-père.

C’était un grand de notre vie publique que l’on a tué. C’était aussi un mari, père et oncle adoré, dont on évoque encore aujourd’hui la chaleur et l’amour et dont le décès, aussi subit que public, n’a laissé qu’une douloureuse absence, d’autant plus qu’aux commémorations annuelles des évènements d’Octobre, c’est surtout sa mort que l’on ressasse. Bien que ces évènements aient provoqué des émotions souvent encore vives pour ma mère, sa fille, l’amour de Pierre à son égard reste évident dans ses mots d’écrivain. Dans un article qui m’a touché particulièrement, il raconte avec une tendresse palpable les anniversaires de ses enfants et le fait que ma mère, âgée de 3 ans à l’époque, trouvait que sa fête ne durait pas assez longtemps et n’arrivait pas assez souvent à son goût.

En public, il était un homme honorable et de principe. En tant que journaliste durant les années 40 et 50, il était l’un des principaux dénonciateurs de la corruption du gouvernement Duplessis et son travail requérait un courage immense considérant le climat à l’époque. Une année, à son arrivée sur la colline parlementaire, il reçut de M. Duplessis, tout comme ses collègues journalistes de la galerie de presse de l’Assemblée nationale d’ailleurs, un service de vaisselle en porcelaine anglaise ornée d’une fleur de lys au centre. L’année suivante, alors que tous ses collègues recevaient de l’argenterie en cadeau, lui n’en reçut pas. Nous comprenons de cet évènement que le premier ministre n’avait pas apprécié le contenu journalistique que Pierre avait publié à son égard.

Cette histoire est une grande fierté chez nous puisqu’elle nous rappelle le genre de personne qu’était mon grand-père.

Au tournant des années 1960, Pierre s’est joint au gouvernement de Jean Lesage et est alors devenu un acteur important de la Révolution tranquille et des années effervescentes de notre histoire. Enfin, dans ses derniers temps, il a été le bras droit du premier ministre du Québec, ministre du Travail et vice-premier ministre de la province.

Intégrité, défense de la langue française

Certaines insinuations malveillantes qui circulent à son sujet depuis quelque temps et brossent un portrait révisionniste de lui et des circonstances de sa mort sont particulièrement troublantes. À partir de bribes de conversations, de rencontres banales avec des électeurs ainsi que sur la foi d’affirmations non corroborées, on brode une espèce de fable selon laquelle, finalement, ce serait le premier ministre lui-même qui aurait condamné Pierre Laporte. On rirait de telles théories complotistes si elles n’étaient pas aussi blessantes. Pour un exemple d’un véritable travail de journaliste, lisez plutôt Le vrai visage de Duplessis (par Pierre Laporte, bien entendu). Ceux qui ont vraiment connu mon grand-père soulignent plutôt son intégrité, sa défense de la langue française, sa maîtrise des règles de l’Assemblée nationale et son aptitude à réunir des intérêts divergents afin de faire avancer des dossiers complexes, tels que la refonte des municipalités des années 60.

Voilà une minime partie des histoires de la vie de Pierre. Il était un fier fonctionnaire et un homme de famille remarquable. Et un jour, quatre des concitoyens de mon grand-père le prirent comme cible légitime d’un enlèvement, le transformant en instrument pour leur cause et le dépouillant de son humanité. Une semaine plus tard, il est mort en présence de ces mêmes ravisseurs. Sa mort aurait aisément pu être évitée. On aurait pu le conduire à l’hôpital, le soigner, ne pas l’étrangler, mais on ne l’a pas fait.

Renonçons à toute violence envers nos élus et dénonçons-la comme elle avait été dénoncée par René Lévesque, Robert Bourassa et Pierre Elliott Trudeau en octobre 1970. Hier, on les enlevait, aujourd’hui, on les menace et on les injurie sur les réseaux sociaux. En acceptant le second, nous courrons certainement le risque de cautionner le premier.

Ceux qui, comme le FLQ, prônent la violence le font parce qu’ils savent ne pouvoir en débattre. Ceux qui préfèrent réécrire l’histoire devraient considérer les difficultés rencontrées par des démocraties établies et moins établies à travers le monde, où la violence envers les élus est devenue la norme. Je ne parle pas uniquement du Liban ou de la Russie, ou même de nos amis des États-Unis, je parle de nous, au Canada. Trop souvent, nos élus sont assujettis à des menaces sur les médias sociaux, à leur bureau et dans la rue. Nous ne devons jamais permettre à l’intolérance et à la haine de restreindre les débats constructifs, peu importe le contexte de leur perspective historique. Nous devons rester vigilants.

Il y a 20 ans, au 30e anniversaire du décès de mon grand-père, mes parents ont facilité le retour au Québec de James Richard Cross qui nous a rendu visite. Mon frère et moi n’avions jamais rencontré cet Anglo-Irlandais et il n’avait pas non plus connu mon grand-père canadien-français. Pourtant, les circonstances ont voulu qu’il soit victime des mêmes criminels. Il nous a relaté sa captivité, expliquant comment il s’était senti, ses conditions de réclusion, tout pour nous rapprocher de Pierre par leur humanité partagée. Cette humanité partagée est, j’en suis convaincu, encore avec M. Cross aujourd’hui. Assis là devant nous, en chair et en os, il devenait impossible de le nier : il ne s’agissait pas d’un pont ni d’une idée, d’un drapeau ou d’un monument : c’était un être humain. Comme Pierre Laporte.

Merci Pierre. Je suis si fier d’être ton petit-fils.

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