« J’ai toujours détesté l’eau. J’imagine que même niché bien à l’abri dans le ventre de ma mère, j’ai senti les vagues, l’angoisse des tempêtes, la famine. Sur ce minuscule bateau avec à son bord une centaine de Vietnamiens, ma famille fuyait au péril de sa vie le régime communiste autoritaire de son pays. C’est au rivage d’une petite île que je suis né en 1980 dans un camp de réfugiés à Hong Kong. Ma vie commençait entre mers et barbelés. Ce ne sera que deux ans plus tard qu’on sera accueilli à Montréal, ma famille et moi. Le Québec, notre terre d’adoption, la terre de mes enfants, notre terre. » — Liu-Kong Ha

« J’ai toujours aimé l’hiver. Peut-être parce que je suis arrivé au Québec en plein mois de janvier, par une journée de tempête de neige. Cette terre recouverte de sucre allait être ma nouvelle maison. Ma famille et moi avons habité dans un presbytère du quartier Saint-Léonard pendant des mois et je pensais que tous les enfants vivaient dans des églises. J’ai vu mes parents s’incliner et accepter l’humiliation pour que ma sœur et moi puissions devenir Québécois. J’ai vite compris qu’il fallait que je devienne l’autre pour que mes parents puissent retrouver leur dignité, même si ça signifiait d’égarer des morceaux de ce qui participait jusque-là à me définir. » — Khoa Lê

Nous sommes Liu-Kong Ha, musicien, et Khoa Lê, cinéaste, deux artistes québécois d’origine vietnamienne. Nous avons longtemps été discrets. Aujourd’hui, nous ne voulons plus l’être. Pour nos enfants, nos futurs enfants, nos parents et nos grands-parents, nos communautés, pour nos frères et sœurs qui viennent d’ailleurs, nous nous mobilisons pour une culture québécoise ouverte sur l’ensemble de ses communautés. Pour les gamins que nous étions, pour tous les autres à venir et pour toutes celles et ceux qui portent la couleur de leurs origines depuis déjà de nombreuses générations ; nous élevons nos voix.

Alors que notre nation se célébrait dans un grand spectacle rassembleur, force est d’admettre que, comme bien d’autres, nous ne nous sentons pas concernés par la teneur de cette manifestation culturelle.

Plus encore, la majorité de l’offre culturelle, télévisuelle, cinématographique, théâtrale et médiatique d’ici ne nous rejoint pas. Il en va de même pour nos familles et communautés, qu’elles soient installées ici depuis une ou des générations. Pourtant, nous avons tout fait pour devenir québécois. Jusqu’à nous rendre invisibles.

Plus que jamais, on parle de racisme systémique, de diversité, de privilège, d’équité et d’égalité. En culture, on parle trop souvent de pourcentages et de quotas, mais ces chiffres ne démontrent aucune volonté réelle de changement, d’inclusion. Ils rendent accessoire la présence de la diversité au grand spectacle de la fête nationale, par exemple. Est-ce que, comme on l’entend souvent, il y a trop peu d’artistes issus de la diversité pour qu’elle fasse son chemin jusqu’à nos scènes et nos écrans ? Non. Dans le contexte actuel où l’on interroge nos systèmes, il nous apparaît évident que ce sont les institutions, privées comme publiques, et les individus en position de pouvoir qui délimitent le cadre de notre espace culturel.

Le système est un assemblage d’humains, pas uniquement une grosse machine qui fonctionne sans opérateurs. Vous êtes au volant d’un véhicule. Vous décidez de sa vitesse et de sa trajectoire. Vous prenez des décisions morales. Conducteur ou passager, vous assumez la coresponsabilité des mouvements du véhicule. Oui, le passager a un pouvoir. Il peut se prononcer. Il peut aussi quitter le véhicule. Il n’est plus acceptable de demander et redemander aux piétons d’indiquer la direction à prendre. Prenez vos responsabilités. Sinon, sortez du véhicule et cédez votre place.

Alors, que voulons-nous exactement ? Nous voulons nous reconnaître dans la culture de notre propre nation. Rendons aux communautés le soin de se raconter elles-mêmes comme le peuple québécois francophone a dû le faire, l’a fait et continue de le faire. Laissons à tous le soin de propulser leurs propres récits et de révéler des imaginaires hybrides et multicolores. Guidons-les à travers les coulisses qui mènent à ces grandes scènes. Tendons-leur un micro.

Ne faites rien sur nous ou pour nous, sans nous.

Vous qui avez déjà ces micros entre les mains, dites-nous quelles sont vos aspirations pour ce Québec dont vous chantez les hymnes. De notre côté, nous aspirons à un monde meilleur et égalitaire, nous refusons une culture en circuit fermé articulée autour d’une seule culture dominante.

Nous vous demandons de faire confiance à des visions et des sensibilités différentes. Permettez-nous de construire un paysage artistique québécois décloisonné, de contribuer à cette culture nationale dont nous faisons partie. Permettez à des carrières de naître, à de nouvelles voix de se déployer sur la place publique. Autorisez les Québécois et Québécoises que vous appelez « de souche » à nous découvrir, à comprendre les nuances de nos couleurs pour que naisse l’empathie.

Faites de la place ou encore cédez votre place. Laissez quelques-unes de vos places privilégiées à des artistes, des intellectuels, des administrateurs issus de la diversité culturelle et des communautés autochtones.

Lorsque vous parviendrez à faire une place à vos frères et sœurs de la diversité et des communautés autochtones dans notre secteur culturel, vous pourrez alors vous appuyer sur la représentation proportionnelle pour défendre vos choix de programmation, de sélection et d’embauche. Vous pourrez proclamer haut et fort que tout artiste a le droit de raconter l’histoire qu’il veut de la manière qu’il le veut. Il sera alors temps de mettre fin aux politiques de discrimination positive. Lorsqu’il y aura une réelle inclusion de ces communautés dans nos systèmes social, politique et culturel et une égalité entre tous les artistes et artisans québécois, nous cesserons de parler de « white privilege ». Nous parlerons simplement de droits de la personne. D’ici là, au Québec et ailleurs, laissez aux artistes concernés le soin de raconter leurs histoires et faites-nous une place à vos côtés pour qu’ensemble, nous puissions rêver mieux.

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