Je réfléchis beaucoup au privilège ces jours-ci.

Je m’informe, je lis, je regarde des films, dont l’histoire d’un jeune Malawien dans un petit village agricole. Il aspire à une éducation que ses parents sont trop pauvres pour payer. Il bricole de vieilles radios et est fasciné par le fonctionnement de l’électricité. La sécheresse arrive, les récoltes sont trop maigres, la famine menace. Le garçon déniche un livre sur la production d’énergie éolienne. Il comprend comment sauver les récoltes. Construire un moulin à vent qui pourra créer l’énergie nécessaire pour activer la pompe à eau et pour irriguer les terres. Pour ce faire, il a besoin du « bicycle » à son père. Le seul « bicycle » du village, leur seul moyen de transport. C’est un privilège qu’ils ne peuvent tenir pour acquis.

Mes privilèges sont bien plus grands. J’ai le privilège de ne pas vivre dans un CHSLD en temps de COVID-19 et de canicule. J’habite dans un beau condo, et je n’en ai jamais été plus reconnaissante qu’en voyant le nombre de morts grimper chaque jour depuis des mois. J’aurais pu être un chiffre moi aussi. Je pourrais encore l’être.

Aujourd’hui, je comprends la laideur du privilège. Pas le privilège facile à décrier qui se pavane devant nos écrans. Celui insidieux, caché à l’intérieur de chacun, qu’on peine à reconnaître.

L’autre jour, je voulais profiter de mon carré de verdure sur le bord du canal pour aller lire à l’ombre de l’arbre. Un de mes rares plaisirs en ce temps d’isolement. Être dans le monde en gardant mes distances, me sentir moins prise entre quatre murs. Un groupe de plus de dix occupe déjà l’ombre convoitée. Je leur demande poliment s’ils savent que ce terrain est privé et s’ils habitent ici.

– Non, mais on habite l’autre bord. Rien n’indique que c’est privé pis y a assez de place. On peut se tasser.

Je prends mon petit coin d’ombre à distance confortable et je sors mon livre. Le groupe se rapproche dans mon dos parce que l’ombre de l’arbre se déplace. Mes quatre murs semblent soudain plus invitants. Après deux pages, je plie bagage.

– Ben là, madame, vous êtes pas obligée de partir. On peut tous partager l’espace.

Je ne me sens pas à l’aise. Je suis trop à risque.

Le privilège peut oublier, oublier la pandémie.

Un couple s’approche de moi, trop proche.

– Madame, on vous a laissé de la place pis vous continuez à chialer !

– Mais je vous dis que je ne suis pas à l’aise, que j’ai peur.

Le privilège ignore l’autre, refuse de comprendre.

Ils m’interrompent.

– Ben là, c’est la fête de mon chum pis on veut juste prendre une bière avec nos amis ! Pis il y a du monde partout à Montréal. Si vous ne voulez pas voir de monde, allez vivre à la campagne !

– Allez-vous me laisser finir ? J’essaie de vous expliquer. Mais vous parlez plus fort que moi.

Le privilège réduit au silence.

J’aurais pu vous dire que je ne m’aventure pas en ville. Je ne vais nulle part. Je ne traverse pas la rue pour aller à l’autre parc. Je n’emprunte pas la piste cyclable pour me choisir un « spot ». Parce que je ne peux pas. Parce que ces poumons qui m’empêchent d’avoir assez de souffle pour pouvoir parler aussi fort que toi pourraient cesser de fonctionner si je me retrouve sur un lit d’hôpital.

J’appelle l’agent de sécurité des condos qui va les avertir. De ma fenêtre je regarde l’échange. Ils s’obstinent, l’agent part, ils ricanent. L’agent dit qu’ils avaient accepté de s’en aller dans les prochaines minutes. J’attends. Ils sortent de nouvelles bières de leurs glacières. L’agent me raconte aussi ce qu’ils ont dit.

– Une madame à bicycle pas rapport nous a chialé dessus…

Cette madame-à-bicycle n’était pas en bicycle. Elle est en fauteuil roulant électrique du genre qui ne peut aucunement être mépris pour un bicycle. Elle a un bras semi-fonctionnel pour activer sa manette et peut à peine bouger le gros orteil, voire pédaler !

Le privilège déforme la réalité à sa guise.

Le groupe n’a clairement pas l’intention de partir. Je décide de porter plainte. La police arrive. Ils ne débarquent pas de leurs bicycles, ne prennent pas de noms, ne donnent pas de contraventions. Ils font des blagues avec les jeunes. Un ou deux m’envoient la main en riant.

Le privilège se moque.

Le groupe se déplace et la police s’en va.

– Pourquoi n’avez vous pas donné de contraventions ? Avez-vous compris qu’ils m’ont chassée de ma cour arrière et mettaient ma santé en péril ?

Le privilège tourne le dos et repart à bicycle.

Quand allons-nous réaliser que l’injustice de ce monde roule sur le privilège ? Pourquoi s’asseoir sur son privilège alors qu’on écrase l’autre ? Pourquoi garder les roues du privilège si bien huilées ? Pour avancer sans jamais voir ceux qu’on laisse derrière ? Pour aller où ?

Le jeune Malawien peine à convaincre son père de lui donner le bicycle.

– Et si ça ne fonctionne pas ton idée farfelue ? Tu veux détruire notre bicycle pour ton bricolage ? !

– Et si ça fonctionne…

Et si c’est exactement ce qu’il faut faire ? Casser le bicycle du privilège pour redonner vie à notre humanité ?

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