Qu’est que peut bien voir la Bourse pour regagner si rapidement le terrain perdu, alors que l’économie réelle se contracte comme jamais dans une profonde récession ?

Comme se plaisait à répéter mon ancien collègue de La Presse Alain Dubuc, « la Bourse, ce n’est pas l’économie ! ». Elle est plutôt le reflet d’opinions variées quant à l’évolution future des bénéfices des seules entreprises cotées en bourse. Ici, le mot clé est futur.

La Bourse est un marché qui met un prix sur le futur, diablement difficile à prévoir, surtout au beau milieu d’une crise sans précédent. Ce prix est rajusté au fur et mesure que le marché digère de nouvelles informations, parfois contradictoires, d’où la volatilité observée la semaine dernière.

La Bourse subit également les influences opposées des investisseurs optimistes et pessimistes, qui échafaudent de savants scénarios, lesquels cachent parfois des émotions moins avouables : la peur et la cupidité.

Depuis l’effondrement de mars et malgré la correction récente, ce sont les optimistes – les bulls, ou les haussiers dans le jargon financier – qui donnent le ton. Ils préfèrent regarder de l’autre côté, plutôt qu’au fond du gouffre qui s’ouvre à leurs pieds. La récession sera forte, mais courte. L’économie rebondira avec le déconfinement. D’ici un an on aura découvert un vaccin ou un remède qui contrôlera la COVID-19.

Surtout, les optimistes sont réconfortés par l’ampleur sans précédent des mesures déployées par les gouvernements. En particulier les bas taux d’intérêt, qui haussent mécaniquement la valeur actuelle des profits futurs et qui resteront bas durablement. *

Enfin, il faut bien mettre son argent quelque part. Où ailleurs que dans les actions, quand les obligations promettent des rendements faméliques, si ce n’est négatif ?

Un élan fragile

Le camp des pessimistes – les bears, ou les baissiers – est présentement minoritaire. Il craint une rechute de la bourse déclenchée par l’un des nombreux risques à l’horizon : une deuxième vague de la COVID-19, peut-être pire que la première, un vaccin qui se fera attendre, le conflit qui s’envenime entre la Chine et les États-Unis et l’aggravation du climat social chez l’oncle Sam.

Plus préoccupant encore pour les profits des entreprises, et donc pour la Bourse, est que le profil de la reprise économique n’aura pas la forme du V espéré par les haussiers.

Peut-être celle en W d’une reprise avortée, ou celle en U, où l’économie traîne dans le creux avant de repartir en flèche. Ou encore celle, plus consensuelle chez les économistes, du logo de Nike en forme de crochet, qui esquisse une reprise d’abord rapide en deuxième moitié d’année, mais qui prend quelques années avant que l’économie ne retrouve sa vitesse de croisière. En d’autres mots, les baissiers craignent à raison qu’il faille attendre longtemps pour cicatriser les blessures.

Selon eux, le chômage restera élevé et les consommateurs sortiront endettés de la crise. Beaucoup de sociétés feront faillite, malgré les programmes d’aide. Et parmi les survivantes, nombreuses seront celles qui verront leur profitabilité freinée par une baisse de la productivité, causée par les contraintes de la distanciation sociale et de nouveaux modèles d’affaires renforçant la résilience aux dépens de l’efficacité.

Ainsi, les entreprises qui ont eu du succès avant la crise ne seront pas nécessairement celles qui réussiront après la crise et il faudra du temps pour les différencier.

La Bourse canadienne traîne de la patte

Avant la correction de jeudi dernier, l’indice S&P 500 de la Bourse américaine avait quasiment récupéré tout le terrain perdu lors de la chute de 34 % survenue en février et mars. Le NASDAQ 100 des grandes sociétés technologiques avait même établi un nouveau record. Toutefois, le S&P TSX de la bourse canadienne était encore à 11 % en deçà de son sommet de février.

La différence s’explique essentiellement par la composition sectorielle des indices. Les TI et la santé, qui profitent d’un vent de dos durant la crise, représentent 31 % du marché des grandes capitalisations américaines, tandis que l’énergie ne compte que pour 3 %. Au Canada, la santé et les TI pèsent trois fois moins, à 10 %, tandis que l’énergie, durement touchée par des stocks élevés et un effondrement de la demande, pèse quatre fois plus, à 13 % de l’indice.

Une autre façon de regarder la disparité des rendements est de distinguer les actions de type valeur, des titres de croissance. Les premiers, bons marchés depuis longtemps, sont devenus encore plus attractifs pour les investisseurs très patients, tandis que les seconds sont plus chers que jamais. Dit autrement, une proportion relativement petite des sociétés cotées tire les indices vers le haut.

La Bourse est un indicateur légèrement précurseur de l’économie, bien que parfois trompeur. D’ailleurs, les divergences entre la bourse et l’économie sont plus accentuées quand cette dernière se retrouve dans une situation extrême, comme présentement.

En temps normal, le marché obligataire envoie également des signaux utiles pour comprendre l’économie, du point de vue des créanciers cette fois. Cependant, les achats massifs d’obligations des gouvernements et des sociétés par les banques centrales ont presque baillonné ce marché.

Leur forte intervention, qualifiée de répression financière, garde les taux d’emprunts gouvernementaux plus bas qu’autrement. De même, les écarts de rendement exigés entre les obligations d’entreprises risquées et plus sûres sont artificiellement comprimés.

On verra plus tard qui des haussiers ou des baissiers aura eu la berlue, une maladie qui désignait au XVIe siècle un défaut de la vue, faisant percevoir des objets imaginaires ou déformant la réalité. Dans ce climat d’incertitude, il est plus sage pour les investisseurs de garder le cap sur le long terme avec un portefeuille international bien diversifié.

*La prévision des profits futurs et le taux d’intérêt servent à estimer la valeur fondamentale d’une action. Plus le taux d’intérêt est bas, plus cette valeur est élevée.

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