Il y a un peu plus de cinq ans, lors d’une visite sur le campus de l’Université du Cap, je me suis arrêtée devant la statue de Cecil Rhodes. Magnat minier et symbole de la colonisation de l’Afrique du Sud, Cecil Rhodes a construit sa fortune en exploitant des mineurs de diamants africains, tout en engrangeant du pouvoir politique en faisant la promotion de mesures de ségrégation raciale. En d’autres termes, Rhodes a mis la table pour le régime de l’apartheid.

Le jour de mon passage à UCT, le bronze de Cecil Rhodes se faisait moins souverain qu’à l’habitude, recouvert de sacs d’ordures en plastique noir. Quelque temps auparavant, le 9 mars 2015, le militant politique Chumani Maxwele avait jeté à la figure de Rhodes un sceau rempli d’excréments humains provenant d’une toilette portable de Khayelitsha, un township situé à une quinzaine kilomètres au sud du campus.

Le geste à la genèse du mouvement Rhodes Must Fall – depuis rebaptisé le mouvement « Fallist » – était bien entendu lourd de sens. Le township de Khayelitsha, fondé au début des années 1980, est un immense bidonville né des politiques de déplacements forcés des Noirs pendant l’ère de l’apartheid en Afrique du Sud. Le recours à des excréments humains comme armes militantes est depuis plusieurs années employés par les militants politiques sud-africains qui réclament de meilleures conditions sanitaires dans ces mêmes townships.

Et dans le contexte sud-africain, l’attaque à la statue de Rhodes n’est pas strictement symbolique, mais porte en elle la frustration d’une génération d’étudiants racisés toujours privés des possibilités de mobilité sociale et économique qui leur avaient été promises avec le passage à l’indépendance.

Chumani Maxwele a ouvert la voie à une vague de manifs qui s’est étirée pendant toute la fin de la dernière décennie, avec comme toile de fond la décolonisation de l’espace et des curricula académiques. Un cycle de manifs protéiformes mené par la génération « Born Free » – nés après le passage à l’indépendance – nourri par les réseaux sociaux, qui a connu maintes métamorphoses. Depuis 2015, plusieurs livres et études sur la question de la démocratisation des études supérieures en Afrique du Sud ont aussi été publiés dans le sillon de Rhodes Must Fall, faisant foi de la pertinence historique et sociologique de ce mouvement qui n’est pas qu’une simple rébellion explosive d’une jeunesse impatiente.

Si la croisade des militants Fallist a d’abord visé les monuments associés au passé impérialiste toujours dominant sur les campus, elle s’est par la suite concentrée sur la réduction des droits de scolarité pour favoriser l’accès aux études supérieures aux jeunes Sud-Africains provenant de familles à faible revenu (#Feesmustfall), pour finalement s’en prendre à la corruption gouvernementale (#Zumamustfall) et les violences sur la base du genre (#Patriarchymustfall), pour ainsi laisser place aux voix du féminisme intersectionnel. En Afrique du Sud, tous les espoirs étaient permis pour la génération « née libre ».

PHOTO HANNAH MCKAY, REUTERS

Manifestation à Oxford, en Angleterre, cette semaine, où se trouve aussi une statue de Cecil Rhodes

Mardi 8 juin dernier, dans la foulée des mobilisations mondiales du mouvement Black Lives Matter, les slogans de Rhodes Must Fall ont refait surface, portés par les voix d’un millier de manifestants réunis devant la statue de Cecil Rhodes de l’Université Oxford. Le meurtre de George Floyd et le mouvement de solidarité mondiale envers la cause des Noirs auront bien entendu suffi pour redonner pertinence à un mouvement qui s’en prend aux racines violentes du colonialisme. Depuis, une franche (et mondiale) conversation pour remettre en cause cette glorification de tels ténors de l’histoire est en cours. En Belgique, une pétition a été lancée pour demander la destitution de la statue du roi Léopold II – dont le règne brutal sur le Congo de 1885 à 1908 est à l’origine de la mort de 10 millions de Congolais par meurtre, famine et maladies.

Au Canada aussi

De notre côté de l’étang, la pétition qui circule ces jours-ci pour demander le retrait du moment à la gloire de John A. McDonald de la Place du Canada dans le centre-ville de Montréal, rappelle aussi le projet oppressif de l’Indian Act ayant mené aux pensionnats autochtones. Réclamant le retrait par le Congrès américain de 11 statues de Confédérés du Capitole, la présidente américaine de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, a rappelé que de tels emblèmes de l’histoire esclavagiste américaine « célèbrent la haine, pas notre patrimoine. » Des statues de Christophe Colomb, de Jefferson Davis, d’Edward Colson ont aussi été attaqués cette semaine.

Pendant que les manifestants de Black Lives Matter réclament une fois de plus le renversement d’un système de discrimination raciale qui continue de maintenir les Noirs états-uniens dans la précarité socioéconomique, leur lutte comporte plusieurs éléments communs avec les militants « Fallist » qui, eux, s’en prennent aux racines coloniales de ces mêmes inégalités.

Mais le retrait des figures historiques est loin de faire l’unanimité. Dans le sillon de Rhodes Must Fall, plusieurs personnalités publiques et académiques se sont élevées contre le retrait de tels monuments. À leurs yeux, ces statues gardent une pertinence historique et leur maintien permet d’ouvrir la discussion sur l’impact du passé sur le présent. Mais peut-on vraiment tenir une conversation à deux sens avec une statue impérialiste ?

Les heures des bonzes de bronze sont comptées. Les événements des derniers jours nous ont appris que ces symboles d’une domination coloniale, qui a ouvert la voie au racisme systémique, à un système fondé sur l’extraction des ressources, l’exploitation des travailleurs et l’endettement des pays du Sud ne peuvent plus régner en aïeuls vénérés.

Oui, Rhodes et les autres doivent tomber. Et avec eux, leurs légendes hagiographiques qui dominent symboliquement et physiquement l’espace public, pendant que tout autour, se multiplient les effets collatéraux de leurs politiques coloniales.

En cet instant d’ouverture de conscience globale, on peut rêver d’un avenir où les yeux et les oreilles du monde auront pris quelques leçons de ce moment fondateur, pour laisser tomber les hagiographies et plutôt couler les fondements d’un avenir inspiré par le bien commun. Les livres d’histoire de demain raconteront les destins tragiques de George Floyd, Brionna Taylor, Ahmaud Arbery, Chanie Wenjack et les autres, pour rappeler ce moment où la mise à mort des bonzes de bronze a été nécessaire pour expliquer les origines d’une profonde injustice épidémique.

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