Depuis plusieurs années, on assiste, partout dans le monde, à une « présidentialisation » du pouvoir, c’est-à-dire à un renforcement toujours plus grand du pouvoir exécutif (le « cabinet » ou « gouvernement ») au détriment du pouvoir législatif (le Parlement à Ottawa et l’Assemblée nationale à Québec). La pandémie est l’occasion d’une accélération de ce processus. À ce titre, le projet de loi 61 de la CAQ est l’incarnation de la démesure.

Au nom de l’urgence sanitaire, on confie une quantité extraordinaire, au sens premier du terme, de pouvoirs au gouvernement afin, nous dit-on, de relancer notre économie. L’économie, ce mot magique qui sert de feuille de vigne à l’émasculation du pouvoir de l’Assemblée nationale, et ce, pour une durée de temps laissée à la seule discrétion du gouvernement.

L’efficacité et le devoir d’agir vite ne justifient-ils pas parfois qu’on mette de côté les lenteurs associées à la délibération démocratique ? J’en conviens, mais pourquoi faire du gouvernement le roi et maître de tout ? Pourquoi cette absence presque totale de mécanismes d’imputabilité politique ?

En temps de crise, le seul véritable mode de contrôle est politique, car l’histoire montre bien qu’un juge ne remettra jamais en question la décision de déclarer qu’une situation de crise existe. Les juges ne détiennent pas la légitimité requise pour infirmer une décision aussi éminemment politique.

Or le gros problème du projet de loi 61, c’est l’absence presque totale de contrôle parlementaire sur les pouvoirs exercés par l’exécutif. La loi exclut la nécessité d’une quelconque forme de contrôle parlementaire pour l’adoption des décrets gouvernementaux qui viseront les 202 projets figurant à l’annexe, sauf au moment du bref débat sur le projet de loi lui-même ! Quant aux décrets visant des projets d’infrastructures non visés à l’annexe, ils feront « l’objet d’une étude, d’une durée maximale d’une heure ( !), par la commission compétente de l’Assemblée nationale ».

Dorénavant, aux termes de la loi, de simples règlements adoptés par le cabinet ou par un ministre pourront régir des matières qui, auparavant, appelaient l’intervention de l’Assemblée nationale. Pire encore, inversant la normalité constitutionnelle, le cabinet pourra, par simple règlement, modifier les lois ordinaires. En général, les règlements sont subordonnés à la loi et non l’inverse.

En outre, une panoplie de ministres pourront « accélérer » les processus d’expropriation et d’autorisation permettant la réalisation des projets « désignés » par le gouvernement.

Voici quelques-uns de ces « accélérateurs ». Le gouvernement pourra, par règlement, remplacer certaines dispositions de la Loi sur la qualité de l’environnement par des dispositions permettant d’en alléger et d’en accélérer les processus. Des atteintes à la flore, à l’habitat du poisson, ou à d’autres habitats fauniques qui sont pourtant protégés par des lois québécoises pourront être autorisées moyennant le simple versement d’une compensation à un organisme public, par exemple le Fonds de protection de l’environnement.

Or ces pouvoirs envahissants sont soumis à un contrôle ridicule : « Le ministre responsable d’un projet bénéficiant d’une mesure d’accélération… doit annuellement produire… un rapport présentant son état d’avancement, l’évaluation de ses effets économiques pour le Québec et les autres mentions que le Conseil peut déterminer. » Une fois par année ! D’autres articles viennent repousser les obligations qui sont faites, aux termes de lois ordinaires, aux ministres ou à certains organismes publics de rendre compte de leur administration à l’Assemblée nationale.

Une « cape d’invisibilité »

Et à toute cette impunité politique répond une impunité juridique, puisque l’article 51 permet au gouvernement, aux ministres, « ou toute autre personne », agissant de bonne foi en vertu de la loi de se draper dans une « cape d’invisibilité », pour parler comme Harry Potter, qui leur permet d’échapper à toute poursuite judiciaire.

Si on compare ce projet de loi à la Loi fédérale sur les mesures d’urgence (tant honnie au Québec, en raison du lourd passé d’injustices qui s’attachent à la version qui l’a précédée durant les années 70), on constatera qu’on aurait pu faire mieux.

Cette loi fédérale établit un suivi parlementaire rigoureux de l’exercice, par le cabinet fédéral, des pouvoirs discrétionnaires à sa disposition. Ainsi, dans les sept jours d’une déclaration de situation de crise par le gouvernement, le Parlement est appelé à ratifier ou rejeter cette décision. Ce dernier peut donc contrôler la prétention même de l’existence d’une urgence. Un petit nombre de députés ou de sénateurs est également autorisé à saisir le président du Sénat ou de la Chambre des communes d’une motion d’abrogation d’une déclaration de situation de crise déjà en vigueur. Rien de tel dans le projet québécois.

En outre, les décrets et règlements adoptés par le cabinet fédéral en vertu de la Loi doivent être déposés devant chaque chambre du Parlement dans les deux jours de séance suivant la date de leur adoption. Un groupe de parlementaires ou de sénateurs peut également entreprendre une procédure d’abrogation ou de modification de ces décrets et règlements.

Enfin, la loi fédérale met sur pied un comité parlementaire mixte appelé à contrôler l’exercice des pouvoirs discrétionnaires découlant d’une déclaration de situation de crise. Pendant la durée de validité d’une déclaration de situation de crise, le comité d’examen parlementaire dépose un rapport au Parlement au moins tous les 60 jours. Bref, on est loin de la demande de reddition de compte annuelle !

Le gouvernement de la CAQ fait peut-être un bon travail, mais il ne faudrait tout de même pas que « papa Legault » finisse par se prendre pour le « Petit père des peuples ».

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