Cette lettre s’adresse au ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge.

Monsieur le ministre Roberge, nous sommes deux enseignantes des arts au secondaire et nous vous écrivons en urgence aujourd’hui afin de vous faire part de notre grande inquiétude face à l’avenir de notre jeunesse.

Dire le seul mot « art » est un tabou, au même titre que d’évoquer sa religion. Soit nous sommes déjà convaincus, soit il faudra redoubler d’efforts pour vous convaincre. Nous sommes habituées : nous avons été formées au combat pour la survie des arts à l’école. Les arts ont toujours été considérés comme une « petite matière » dans nos écoles, et depuis le début de notre carrière (années 2000, implantation de la réforme), nous faisons les frais de ce préjugé. Depuis, nous avons continué à nous débattre dans nos milieux respectifs pour faire vivre la raison pour laquelle nous sommes venues en éducation : former des êtres créatifs, équilibrés, pensants et complets.

Nous aimons notre travail, nous l’avons choisi et nous observons de magnifiques réussites. Mais aujourd’hui, nous vous écrivons en urgence. Il est clair que nous sommes en temps de crise et que toute cette gestion n’est pas simple, mais laissez-nous vous faire part de nos inquiétudes. Dans les faits, la puissance qu’ont les arts sur l’humain n’est que très peu considérée dans le système scolaire et cette constatation prend des proportions catastrophiques depuis le début de la pandémie. Depuis la fermeture des écoles, nous voyons bien qu’une réorganisation est nécessaire. Mais à la suite de vos recommandations depuis la reprise des cours à distance et la réouverture des écoles primaires, nous constatons que les directions d’établissements ont interprété de manière plus ou moins claire la place que doivent occuper les arts dans la planification des horaires d’études en ce moment. Nous sommes préoccupées par l’inégalité des décisions prises à ce sujet.

Vous avez mis l'accent sur les matières dites de base, mais nulle part n’avons-nous lu que les arts devaient être balayés d'un revers de main.

Pourtant, les interprétations fusent. Certaines directions d’école ont exigé un suivi des élèves pour toutes les matières enseignées, à tous les niveaux, avant même le 11 mai. D’autres ont littéralement interdit aux enseignants d’arts de communiquer avec leurs élèves, tenant un discours parfois condescendant face à l’importance que cela peut avoir. Dans les régions éloignées du Grand Montréal, certains enseignants du secondaire ont même dû abandonner leurs propres élèves pour aller faire de la suppléance dans des écoles primaires. Un abandon que nous considérons comme injustifié et qui pourrait avoir des répercussions très importantes si le même scénario était reconduit en septembre.

Pour une éducation complète

La beauté du monde est en péril, et il vous incombe de donner un coup d’épaule pour ne pas couler avec le bateau, monsieur le ministre. Certes, il y a des considérations, des contraintes et des exigences, mais vous êtes en mesure de transformer la manière de créer une société à l’image du Québec, même et surtout en contexte de crise où nos élèves ont plus que jamais besoin d’évacuer le trop-plein émotionnel relié à cette situation sans précédent.

Nous savons qu’il y a des contraintes à respecter et de nombreux scénarios envisagés, mais nous tenons à nous assurer que l’enseignement des arts ne sera pas écarté en septembre, quel que soit le scénario envisagé, tant au primaire qu’au secondaire. Le message doit être très clair de votre part dès la rentrée afin que tous les enfants et adolescents du Québec puissent bénéficier d’un droit fondamental : celui de recevoir une éducation complète, en cohérence avec l’entièreté du Programme de formation de l’école québécoise.

Parce que nous sommes des êtres humains et non des robots, l’art est la seule discipline qui permet l’épanouissement global de la personne, qui l’aide à se découvrir, à définir sa sensibilité au monde, à accéder à ses qualités intrinsèques et à développer un savoir-faire et une résolution de problèmes abstraits transférables dans la vie.

Non, les arts ne sont pas dans le domaine du concret, mais il existe aussi une place indéniable pour l’abstrait et la découverte de soi dans le cursus pédagogique, et on ne doit pas la banaliser. En ce sens, pourquoi ainsi sectoriser et quantifier la valeur des matières ? Les études sont nombreuses à ce sujet : l’art favorise la réussite scolaire. Les Scandinaves en ont d’ailleurs fait la pierre d’assise de leur éducation et ont une longueur d’avance sur nous, ils ont les plus hauts taux de réussite au monde. À l’heure où nous sommes bombardés d’images, le fait d’alphabétiser l’élève sur le plan visuel est aussi important que l’apprentissage de la langue.

Aujourd’hui, monsieur le ministre, nous ne pouvons pas nous battre de la même façon, parce que nous avons à faire de la pédagogie avec vous, pour justifier à quel point les élèves du Québec ont besoin d’art dans leur quotidien. Ils en consomment tous les jours. Collectivement, nous sommes fiers de nos artistes. Ils nous ont aidés dans tous les moments de notre confinement, ils vous ont servi de porte-parole gratuits pour donner du sens à vos messages, ils ont bercé nos angoisses, et tous ceux-là, vous en conviendrez, c’est à l’école qu’ils ont découvert leur potentiel. Comment citer ici toutes les représentations d’art dans la vie de tous ? Entre l’adulation de nos idoles au faîte de la popularité et les jeunes dans nos classes, il n’y a qu’un pas… et il faudra continuer d’aider cette flamme. Nous sommes en colère de devoir encore nous justifier, mais nous prenons la parole pour valoriser une fois pour toutes la beauté en ce monde et son expression, qui font fleurir notre culture personnelle et sociale.

Monsieur le ministre, nous vous demandons de ne pas abandonner les arts au secteur jeunes ni même les profils particuliers et les options offertes, car nous savons que ceux-ci contribuent grandement à la persévérance scolaire. Soyez équitable envers toutes les matières enseignées. Elles participent toutes fondamentalement à l’évolution de l’apprenant. Il n’y a pas d’autre avenue pour former adéquatement les citoyens de demain. Ne coupez pas les arts en septembre, ni jamais, d’ailleurs. Il y a d’autres façons de faire les choses, et ensemble, nous pouvons faire une différence et ainsi contribuer à cultiver l’émerveillement en ces temps d’incertitude. Pour y arriver, nous avons soulevé des pistes de solution, mais une consultation de nos associations permettra de réfléchir aux meilleures avenues possibles et d’établir un plan viable à un enseignement des arts de qualité en contexte de pandémie. Tout est possible. Nous demandons une révolution des consciences pour que l’art et la culture ne soient plus jamais remis en question quant à leur légitimité d’exister. Vous faites partie de la solution, ne ratez pas votre chance de créer le futur !

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