À mesure que les tensions entre la Chine et les États-Unis s’exacerbent en pleine pandémie du coronavirus, certains pays cherchent à se prémunir des conséquences de cet affrontement en forgeant un nouveau lien entre eux, une espèce de troisième voie, en quelque sorte. Ce projet, à première vue plein de bon sens, a quelque chose d’illusoire.

La rivalité sino-américaine n’est pas un phénomène nouveau. Au lendemain de l’élection de George W. Bush en 2000, quelques analystes en mal de publicité annonçaient un terrible affrontement avec la Chine et publiaient des livres aux titres alarmistes du genre America’s Coming War with China. La guerre est plutôt venue d’ailleurs le 11 septembre 2001, et Washington a cru bon de l’étendre à l’Irak en invoquant un prétexte, provoquant une crise internationale dont nous vivons toujours les séquelles.

L’unilatéralisme inscrit dans le slogan trumpien « L’Amérique d’abord » était déjà en marche et tout indique que la discorde qui s’étale aujourd’hui au sein de l’alliance occidentale est née lors de l’invasion de l’Irak en 2003, et non avec l’accession de Donald Trump à la présidence. Barack Obama a bien tenté de polir les aspérités de la puissance américaine pour ménager les alliés, mais le pli était fait.

La Chine, elle, a poursuivi discrètement sa course afin de devenir une grande puissance.

Au cours des 20 dernières années, évitant de se frotter de trop près aux querelles entre Occidentaux et entre l’Occident et Moscou, elle a avancé ses pions dans tous les domaines de façon aussi brillante que brutale. Elle est maintenant le chantre de la mondialisation et le premier investisseur dans des dizaines de pays africains, latino-américains et même européens à court d’argent frais et soucieux de relancer leurs économies. Et elle n’hésite pas à promouvoir son modèle de gouvernance autoritaire.

La puissance, celle qu’Américains et Chinois étalent maintenant tous les jours et cherchent à appliquer partout, commande le respect et l’alignement. Les leaders qui s’en indignent aujourd’hui lorsqu’ils sont bousculés par Pékin et Washington font semblant de l’oublier.

Pourtant, pendant longtemps, toute une mythologie a été construite autour du « doux » leadership américain au service de la démocratie et de la liberté. Ce n’était pas faux, mais cela masquait le côté sombre de l’hégémonie américaine sur le monde « libre » : la servilité volontaire. Le général de Gaulle l’avait bien compris et a décidé de reprendre en main le sort de la France en quittant le commandement militaire de l’OTAN et en dotant le pays d’une force nucléaire afin d’assurer l’indépendance nationale.

Aujourd’hui, le monde sert de champ de bataille à l’affrontement entre la Chine et les États-Unis. Aucune région n’est épargnée, et les Chinois et les Américains ne se soucient guère des dommages collatéraux qu’ils provoquent. Au contraire. Ils en tirent presque une certaine satisfaction.

Dans ces circonstances, y a-t-il une autre voie, un autre chemin permettant de naviguer entre l’unilatéralisme américain et l’autoritarisme chinois ?

PHOTO JASON LEE, ARCHIVES REUTERS

Les drapeaux de la Chine et des États-Unis

Une soixantaine de pays le pensent. De l’Allemagne au Kazakhstan en passant par le Canada, ces démocraties et ces dictatures sont réunies depuis un an au sein de l’Alliance pour le multilatéralisme afin de soutenir et de promouvoir l’idée « qu’un ordre multilatéral fondé sur le respect du droit international est la seule garantie fiable pour la stabilité internationale et la paix et que les défis auxquels [ils font] face ne peuvent être résolus que grâce à la coopération. »

En d’autres termes, l’Alliance veut sauver un ordre mondial qui lui a largement profité. Mais cette posture qui consiste à orchestrer un mouvement destiné à contrer les diktats des deux grandes puissances apparaît très fragile et risque d’être inaudible. Car, il faut le souligner, le volontarisme de ces pays n’est pas sans soulever quelques questions sur leur capacité à résister aux énormes pressions de Pékin et de Washington et à faire entendre leur voix.

Les exemples australien et canadien

L’Australie et le Canada en offrent deux bons exemples. Membres de l’Alliance, ils tentent de reformuler les termes de leurs engagements avec les deux grandes puissances afin d’obtenir plus de liberté d’action. C’est plus facile à dire qu’à faire.

Au fil des ans, la dépendance économique de l’Australie envers la Chine s’est à ce point accentuée que Pékin n’hésite plus à intervenir dans le débat politique intérieur australien. Malgré une alliance militaire avec les États-Unis, l’Australie est de plus en plus intégrée à l’espace économique asiatique où la Chine occupe le centre. À terme, l’Australie deviendra un satellite, libre et prospère, mais un satellite quand même dans la zone d’influence chinoise.

Le Canada est dans une position encore plus difficile. Le nouvel accord de libre-échange nord-américain approfondit sa dépendance envers les États-Unis et ce n’est pas la conclusion d’autres accords avec l’Europe et l’Asie-Pacifique qui changera cette dynamique.

Sur le plan militaire, son intégration aux politiques et aux stratégies américaines exerce une telle emprise qu’elle ne lui laisse aucun choix dans l’achat des systèmes d’armes et dans la planification de la défense nord-américaine.

Le Canada est, selon le politologue canadien Irvin Studin, un vassal des États-Unis dont une des libertés est de refuser de participer à certaines expéditions militaires américaines au Proche-Orient, un geste qui ne porte à aucune conséquence tant Washington peut se passer des quelques avions de chasse canadiens.

La redéfinition des rapports internationaux est souvent le résultat d’un grand bouleversement géopolitique, sinon elle reste un beau sujet de roman d’anticipation. Le Mouvement des non-alignés avait tenté l’expérience dans les années 60 ; ce fut un échec. Pour être écouté, pour peser vraiment sur le cours des choses, les pays de l’Alliance sont-ils prêts à provoquer une crise ? À défaut de quoi ils n’ont d’autre choix que de jouer à la marge sans jamais influencer les intérêts fondamentaux des deux grandes puissances.

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