Quand, en 1972 — c’est-à-dire il y a près de 50 ans maintenant —, je suis devenu préposé aux bénéficiaires à l’hôpital Foyer Saint-Sacrement de Québec, un petit hôpital privé pour malades chroniques, il s’agissait pour moi d’un métier comme les autres. Non seulement il était relativement bien payé à l’époque, mais j’en retirais personnellement beaucoup de satisfaction en aidant des personnes âgées, pour la plupart confuses — comme nous disions à l’époque — à se rendre jusqu’au bout de la vie dans des conditions qui m’apparaissaient convenables. J’avais dû quitter l’endroit en 1976 afin de me consacrer à mes études universitaires.

En 1986-1987, je suis redevenu préposé, mais cette fois à l’hôpital Notre-Dame de Montréal, là où contre toutes attente, cette fois le métier de préposé aux bénéficiaires allait m’apparaître épuisant, humiliant et dangereux. Or, à partir de 1980, j’avais été chargé de cours principalement à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), un métier que j’avais trouvé si éprouvant que je l’avais quitté en courant pour redevenir préposé aux bénéficiaires.

Parce qu’en redevenant préposé, j’espérais pouvoir profiter de mes temps libres — je n’en avais pas comme chargé de cours à l’UQAR — pour faire avancer ma thèse de doctorat, qui faisait du sur-place depuis des années, car on était sur le point de me renvoyer du programme si ça ne se remettait pas à bouger de ce côté-là. Mais pendant que j’écris ces lignes, il me semble que j’entends beaucoup de préposés qui rigolent… parce que pendant leurs temps libres, les préposés se retrouvent toujours à peu près comme en réanimation !

Ainsi, lorsque notre premier ministre Legault s’excuse de ne pas avoir relevé, dès son arrivée en fonction, le salaire des préposés aux bénéficiaires afin de régler ce qui pourrait passer pour n’être qu’un banal problème de pénurie de préposés, M. Legault pourrait bien être en train de nous amener sur une fausse piste pour ne pas avoir à discuter du fond des choses.

En effet, il faut savoir que pour diminuer les coûts de fonctionnement des hôpitaux ainsi que des universités, ces établissements doivent absolument recourir à beaucoup de main-d’œuvre payée à temps partiel ou à forfait, donc user et abuser à volonté afin d’obtenir des hausses de productivité significatives. C’est pourquoi dans ces « entreprises à rentabiliser » des gens connaissent des conditions de travail parfois inimaginables, comme celles qui ont été les miennes durant des dizaines d’années à travailler comme préposé à l’hôpital Notre-Dame de Montréal, comme chargé de cours à l’UQAR et comme professionnel de recherche au département de géographie de l’Université Laval.

Et tout ce temps-là, on me faisait comprendre, sans trop s’enfarger dans les fleurs du tapis, que si je manquais de reconnaissance envers mes employeurs, je n’avais qu’à m’en aller. Et on ajoutait que, paraît-il, des dizaines de personnes sérieuses, elles, auraient attendu en rangs pour me remplacer au pied levé.

Pour aider les gens à bien comprendre ce dont M. Legault ne peut pas nous entretenir, permettez-moi de répéter ici ce que je disais régulièrement à mes étudiants de l’UQAR : si vous voulez savoir de quoi aura l’air notre proche avenir, il vous suffit d’aller vivre deux ans aux États-Unis, comme je l’ai fait, en périphérie du ghetto noir de Tallahassee, en Floride. Là, vous verrez des gens pauvres morts de honte parce que, la main tremblante, ils doivent sortir des Food Stamps à l’épicerie pour payer leur nourriture, et cela au su et au vu de toute la file d’attente qui se retient de les traiter de losers.

Pour éviter de se retrouver dans une telle situation peu enviable, des dizaines de millions d’Américains sont disposés à avoir deux ou trois emplois mal payés en même temps pour pouvoir joindre les deux bouts. Et quand par malheur ils n’y arrivent pas, alors ils peuvent toujours aller vendre de leur plasma sanguin dans les divers centres privés de collecte de sang, dont un était situé à deux coins de rue de chez moi. En tout cas, les gens du ghetto s’y rendaient en rangs pour obtenir de quoi boucler leurs fins de mois.

Un jour, un de mes patrons très diplômé de l’Université Laval me disait le plus sérieusement du monde qu’il ne voyait pas de problème avec le fait d’offrir des emplois difficiles et mal payés puisque bien des gens se bousculaient pour les occuper, ce qui prouverait, selon lui, que ces emplois répondraient bel et bien à un besoin avéré. Pourtant, je pense que ce professeur-là possédait l’œuvre entière de Karl Marx sur le bout de ses doigts. Je dois en conclure qu’il ne l’a jamais comprise.

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