Personne ne peut mieux qu’un entrepreneur-fondateur sentir que son entreprise est arrivée à maturité et que le temps de vendre est venu.

L’acheteur, avec ses poches profondes, portera « l’entreprise à de nouveaux sommets », promet-on. Ce qui n’est malheureusement pas souvent le cas !

En 2015, lorsque Guy Laliberté a vendu 90 % des actions de son entreprise pour une somme évaluée à 1,5 milliard, le fondateur du Cirque du Soleil savait que, depuis 2005, les efforts pour étirer la sauce n’avaient pas donné de résultats convaincants.

L’âge d’or

Les 20 années qui ont suivi les spectacles des Échassiers de Baie-Saint-Paul en 1984 auront été l’âge d’or du Cirque. Une équipe de créateurs a réinventé la magie du cirque en s’éloignant des formules européennes (Zavatta, Pinder, Bouglione) et américaines (Barnum & Bailey). 

Vingt spectacles et aucun échec notable. La marque de commerce du Cirque fut de donner un sens au travail des acrobates, des jongleurs et des équilibristes qui s’exécutaient dans un cadre théâtral unique. On fit le pari que le public pouvait se passer des tigres et des éléphants fatigués de faire tourner des ballons sur leur nez…

La magie opéra et le Cirque du Soleil devint une grande marque mondiale dans le domaine du divertissement. Comme Céline Dion, le Cirque était présent aux évènements planétaires.

Des gestionnaires astucieux suivaient les créateurs pour récolter les revenus des produits dérivés et des activités de l’entreprise.

Tout ce que touchait Guy Laliberté devenait rentable. En 2000, l’homme d’affaires se présenta à la Caisse de dépôt pour emprunter en vue du rachat de son partenaire Daniel Gauthier ; il refusa net de déposer son bilan personnel. C’était ça ou pas de transaction…

Comme l’a constaté Bombardier, c’est un tour de force de se hisser au palmarès convoité des géants mondiaux, mais le défi est d’y rester le plus longtemps possible.

Les créateurs d’ici et d’ailleurs bouillonnaient d’idées. Le Cirque montra que des Québécois pouvaient réussir dans un des marchés les plus sophistiqués et concurrentiels du monde : Las Vegas. Jusqu’à l’arrêt récent des activités, la moitié des grands spectacles dans la ville du jeu portaient l’icône du groupe montréalais.

En quête d’idées nouvelles, les gestionnaires du Cirque du Soleil cherchèrent des sources d’inspiration tous azimuts. On a voulu utiliser les grands personnages de la scène américaine et internationale (Elvis, Michael Jackson, les Beatles). Le Cirque débarqua à New York pour se rapprocher de Broadway.

Pour exploiter son image magique, on signa des ententes avec de grandes métropoles, mais aussi avec Québec et Trois-Rivières. Pour les familles américaines, on reprit sans grand succès la formule du spectacle sur glace. La direction s’associa à la création d’un village thématique à Nuevo Vallarta. La tournée en Chine ne rencontra pas les attentes attendues. Pour les enfants des baby-boomers, on proposa un spectacle plus hot avec des motos, mais R.U.N. ne marcha pas non plus. Puis, toujours dans une démarche de gestion 101, on se lança dans les partenariats (médias, théâtre) et les nouveaux patrons du Cirque du Soleil allèrent chercher des idées ailleurs par des acquisitions d’entreprises à fort prix. Mais le public ne retrouvait toujours pas la magie d’Alegría.

Force est de reconnaître que la stratégie poursuivie depuis 2015 ne fonctionne pas.

Avec un endettement de plus de 1 milliard, l’entreprise doit porter une structure de coûts énormes et doit générer des revenus par la répétition de spectacles mémorables durant des décennies. L’entreprise a émis des obligations à des investisseurs privés qui n’ont pas du tout été rassurés par les propos de Moody’s sur les « difficultés continues » dans son exploitation.

Gérer le déclin ?

À moins de se contenter tout simplement de gérer le déclin de la marque encore rentable du Cirque du Soleil, l’avenir doit reposer sur un nouveau modèle d’affaires. Un nouveau chef d’orchestre doit insuffler, après 35 ans d’existence, une nouvelle vision au Cirque du Soleil, qui, après le confinement, l’explosion des technologies numériques de communication et une certaine prudence face au marché chinois, devra se réinventer.

Cette réussite aura créé une grappe de l’industrie de la scène au Québec. Il est essentiel de maintenir ces poumons et ce cœur du monde du spectacle. La Caisse peut jouer un certain rôle, mais le Cirque du Soleil ne peut être contrôlé que par des investisseurs financiers.

Il est essentiel de compter sur la présence d’un opérateur stratégique qui connaît à la fois la complexité d’une industrie mondiale et le milieu québécois de la création. Rappelons que l’industrie du spectacle est maintenant contrôlée par des firmes d’ailleurs après l’achat de Juste pour rire par ICM Partners et du contrôle d’evenko par Live Nation.

Avant de signer un chèque, le ministre de l’Économie et de l’Innovation, Pierre Fitzgibbon, et le président de la Caisse de dépôt et placement, Charles Émond, devront s’assurer qu’un nouveau modèle d’affaires est en place et comprend une présence locale forte, mais aussi un ou des partenaires intéressés, par exemple MGM et ses casinos de Vegas.

L’entreprise de Saint-Michel a moins besoin d’argent et de management que d’idées créatrices et de talents remarquables qui feront pousser des « wow » à la foule sous le chapiteau.

En nous proposant, tous les deux ans, une nouvelle princesse à la saveur du mois, Disney a montré qu’une entreprise culturelle peut résister à l’usure de l’émerveillement à répétition. Mais il n’est pas facile d’amuser, d’éblouir et de surprendre un public devenu plus exigeant en raison des prouesses de la fiction numérique. Garder constamment les yeux des enfants écarquillés n’est pas facile. Voilà pourquoi les clowns sont souvent tristes…

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