Les vieux ne bougent plus
Leurs gestes ont trop de rides, leur monde est trop petit
Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil
Et puis du lit au lit
— Jacques Brel, Les vieux

Je me souviens de cette chanson bouleversante du grand Brel. J’étais jeune. Juste à penser qu’un jour ce serait mon tour, je frissonnais. J’ai maintenant 72 ans. Je suis l’une de ces aînées dont les pouvoirs publics parlent tant. Pandémie oblige, toute une société a envie de prendre soin – je dirais enfin ! – des personnes vieillissantes.

Enfin, car s’il est une leçon à tirer de cette crise épouvantable, c’est bien que la devise du Québec devrait servir aujourd’hui. Car, savez-vous quoi ? Cette crise aurait pu être contenue chez les personnes âgées si les gouvernements qui se sont succédé depuis les années 2000 avaient privilégié les services aux aînés plutôt que le fameux équilibre budgétaire et les baisses d’impôt qui ont décimé largement les services publics.

Le 4 mars 2000, Lilianne Lacroix, alors journaliste à La Presse, avait écrit dans une série de textes sur les conditions de vie des personnes aînées en CHSLD : « Il faut un redressement sinon dans 10-15 ans, ce sera inatteignable ! » En clair : manque de temps pour faire manger convenablement les malades, attente trop longue pour amener une personne malade aux toilettes, manque de temps pour réconforter une aînée en deuil, fin des petites marches qui entretiennent la mobilité, les CHSLD manquent d’employés. En 2000 !

En 2001, le président de la Fédération de l’âge d’or avait dénoncé : « J’ai parfois l’impression que les personnes qui résident en CHSLD ne sont plus considérées comme des citoyens à part entière. » Le 15 janvier 2007, Louise Leduc, journaliste à La Presse, avait écrit sur le manque de personnel en CHSLD et elle citait Paul Brunet, alors président du Comité de protection des malades : « Entre le moment où un problème est détecté puis réglé, il peut s’écouler des mois. » Comment ne pas penser aujourd’hui à ces mouroirs insalubres connus des pouvoirs publics qui leur transfèrent encore des personnes âgées très malades… En 2011, Paul Brunet insiste : « Il y aura assez d’argent dans les CHSLD le jour où les employés auront le temps d’amener tous les résidants qui le demandent aux toilettes plutôt que leur mettre des couches. »

Rapports dévastateurs

En 2017 et 2018, Marie Rinfret, protectrice du citoyen, produit des rapports dévastateurs. Le nombre de plaintes a augmenté de 30 % en un an. Austérité en tête, le gouvernement libéral coupe dans les soins à domicile et plus largement dans les soins de santé. La protectrice signale un manque criant de places en CHSLD et, histoire connue, une immense pénurie de personnel. Elle écrit : « La situation est rendue telle qu’on peut parler de maltraitance au sens de la loi à l’endroit des aînés en CHSLD. » Après deux ans de tergiversations, le ministre de la Santé d’alors, Gaétan Barrette, annonce que les CHSLD donneront désormais deux bains par semaine aux personnes hébergées… mais elles continueront de manger des patates en poudre !

Et nous voici en pandémie. Avec un taux de mortalité ahurissant en CHSLD. On y a transféré des personnes âgées et malades qui étaient hospitalisées. Les tests de dépistage ont été longs à arriver. Les représentantes syndicales disaient : « C’est nous qui infectons les malades malgré nous ! » Les mesures de protection ont tardé à venir. Et, bien sûr, le manque de personnel est criant.

Nous avons le devoir d’apprendre de cette longue saga qui illustre à quel point nous avons été collectivement négligents à l’égard des personnes aînées, tous gouvernements confondus.

Pendant 25 ans, des voix se sont pourtant élevées pour nous rappeler à nos devoirs. On a dénoncé régulièrement le manque de places en CHSLD et les lacunes dans le soutien à domicile.

L’Institut de recherche et d'informations socio-économique (IRIS) a écrit en janvier 2019 dans la revue Relations qu’il faudrait 4 milliards de dollars pour développer un système complet de services à domicile. Ces services existent, ils sont donnés par des infirmières, des auxiliaires familiales, des travailleuses sociales, mais ce n’est pas suffisant. Qui s’occupe alors des aînés en perte d’autonomie, malades, vulnérables ? Les proches aidants, gratuitement. Largement des femmes qui mettent tout leur cœur à procurer une vie décente à des personnes désireuses de demeurer chez elles malgré les difficultés.

Trois mille personnes sont en attente d’une place en CHSLD. Entre-temps, les proches aidants s’épuisent et des aînés s’en vont dans des résidences privées dont certaines, on le sait, ne devraient même plus être autorisées à recevoir une clientèle vulnérable. Sans compter que leurs préposées, encore des femmes, sont scandaleusement sous-payées, une situation connue des pouvoirs publics depuis longtemps.

Ce sombre portrait ne doit pas occulter une réalité à la fois encourageante et frustrante : personne ne remet en cause le dévouement et la compétence des employés des CHSLD et des résidences privées pour des populations en perte d’autonomie. Et tout le monde a maintenant compris que 90 % de ces employés sont des femmes dont le savoir, l’expérience et la bonté ne sont pas reconnues à leur juste valeur. On ne peut plus plaider l’ignorance !

L’après-crise devra servir à résoudre les problèmes structurels et profonds que je viens d’évoquer. N’acceptons plus l’inacceptable ! Les personnes aînées, comme les autres, ont le droit de vivre dans la dignité.

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