Depuis le début du confinement, jamais je n’ai été aussi empathique vis-à-vis de L.B. Jefferies, personnage principal du fameux Rear Window de Hitchcock.

Confiné à son deux et demi après s’être cassé la jambe, il s’adonne aux joies du voyeurisme en espionnant ses voisins. Par la fenêtre de la chambre qui me sert également de bureau de travail dans le quartier Montcalm à Québec, je m’adonne moi-même – procrastination étudiante oblige – à des activités analogues. 

Hier, j’ai surpris mon voisin du dessous à casser la couche de glace qui couvre le trottoir à l’aide d’un bâton de marche, avec une telle application que je me suis demandé s’il ne cherchait pas à y sculpter un buste. « Je vais devenir fou à l’intérieur », a-t-il répondu à ma colocataire qui saluait sa détermination d’une acclamation admirative. Mon copain, lui, répond à l’ennui par le sommeil : « Quand je me réveille, quelques heures ont passé, ça fait moins de temps à tuer dans la journée… », me dit-il sur un ton blagueur. Étudiant en formation technique de production horticole, l’entièreté de ses cours sont suspendus. Ce qu’il lui reste à faire : errer.

Le temps s’allonge, la quarantaine perdure, les recettes de pain et les stocks de farine s’épuisent. En ces temps étranges, ce sont les angoisses qui tendent à s’accumuler. On ne sait plus réellement ce qui cause cette boule dans nos gorges, ce creux dans nos ventres, ce tremblement dans nos doigts. Après avoir bien vérifié sur l’internet qu’il ne s’agit pas de symptômes de la COVID-19, on peut prendre un temps, quelques minutes, quelques heures peut-être, pour y penser : est-ce la peur d’être malade ? De voir des proches tomber malades ? Auquel cas : qu’est-ce qui, de la maladie, nous effraie tant ? La souffrance ? La possibilité de la mort ? De se retrouver seul à l’hôpital ? Ou bien est-ce l’angoisse de voir un monde se transformer ? De voir les rues vides là où quelques semaines auparavant la vie se faisait toujours effervescente ? Laisser ces questions irrésolues, enfouies dans un coin de nos têtes, c’est leur donner la chance de se multiplier bien plus rapidement que n’importe quel virus.

Avec l’omniprésence des nouvelles catastrophiques qui prolifèrent sur nos écrans de téléphones, des bilans quotidiens rapportant les tristes nouvelles du « front », nous n’avons sans doute jamais été autant bombardés de faits. Les statistiques semblent œuvrer à titre de pasteurs anonymes, nous sermonnant de données abstraites qui prennent la forme de nombres vertigineux dont nos esprits s’abreuvent aveuglément. Une pandémie mondiale, certes, mais qui se traduit spirituellement dans une pandémie, tout aussi ravageuse, de faits. Comme le rappelle Edmund Husserl, philosophe allemand que j’affectionne particulièrement : « De simples sciences de faits forment une simple humanité de faits. » 

La leçon que j’en tire : se tenir informé quant à la crise actuelle, ça ne peut pas vouloir dire simplement « constater les bilans », « lire des témoignages de personnes infectées », « comprendre les différents modes de transmission du virus », etc.

Parce que la factualité n’est que la moitié de la réalité, je suis d’avis qu’il est plus que jamais impératif de s’attarder à faire sens de cette dernière. 

Ce que l’on entend tous les jours, il faut se forcer à le rattacher à quelque chose, à un horizon de sens. Sans cela, les faits flottent autour de nous comme autant de petites flèches prêtes à nous piquer à tout moment. Cet horizon de sens, on ne peut le déployer qu’en philosophant, et par là je n’entends rien de plus que de pratiquer le geste d’ouvrir les tiroirs de nos esprits qui contiennent les questionnements pénibles engendrés par la pandémie de faits.

Plonger en soi

Quel meilleur moment que celui-ci pour plonger en soi, à l’occasion d’une discussion en famille ou d’une méditation en solitaire, pour déplier ses songes et les soumettre à l’examen de la conscience ? La première étape, selon moi, consiste à identifier les problèmes. C’est le moment le plus crucial de toute méditation philosophique, car il nous engage dans toute notre fibre existentielle : il demande qu’on ouvre grand le tiroir de nos angoisses et qu’on pose ces dernières devant nous comme on le ferait avec les ingrédients d’une recette. La suite, comme le dit Descartes, est simple : il suffit de scinder les problèmes en autant de parties qu’il n’en faut pour pouvoir les résoudre.

Par-dessus le marché, on se rend même compte qu’à pratiquement chaque problème correspondent des écrits sur lesquels s’appuyer pour faire progresser sa réflexion.

Ma mère, confinée chez elle en raison de ses multiples conditions de santé préexistantes, avait besoin d’une lueur d’espoir en ces temps où la mort semble frapper partout. À ce sujet, la Lettre à Ménécée d’Épicure a été pour elle une révélation. À lire, à relire et à re-relire, donc !

Si, comme mon voisin, vous en êtes sur le point de sculpter la glace du trottoir pour tuer le temps, je vous suggère, au sujet de la solitude, de l’art et du sens, d’ouvrir la copie du Loup des steppes, de Hermann Hesse, qui prend la poussière sur votre tablette. Vous cherchez à penser la crise actuelle comme pivot pour l’action face à l’urgence climatique ? Les études écoféministes de Catherine Larrère, Vandana Shiva et Donna Haraway vous offriront un carburant intellectuel 100 % exempt d’énergies fossiles. Vos yeux sont fatigués après tant de lecture et vous désirez nourrir une réflexion politique ? Un fabuleux entretien avec Hannah Arendt est offert en ligne sur la nouvelle plateforme documentaire tenk.ca !

En tant qu’étudiant en philosophie, il m’arrive bien souvent d’avoir l’intime sentiment d’être inutile – le confinement étant mon mode d’être habituel, on pourrait jurer que l’entièreté de mon parcours scolaire me préparait subtilement à faire face à la situation actuelle. À défaut d’avoir les moyens d’œuvrer sur le terrain, comme le font les bénévoles et les professionnels des ressources essentielles, j’ai la ferme conviction qu’un appel à la méditation philosophique en ces temps difficiles pourrait nous aider, non seulement à mettre un baume sur nos âmes fatiguées par l’état du monde, mais également à préparer le terrain pour un monde à venir. 

Dans nos vies qui palpitent normalement à une vitesse fulgurante, nous avons tendance à privilégier les savoirs pratiques. Maintenant que le monde s’offre une pause, je suis convaincu qu’il nous faut saisir la chance de réactiver l’horizon de sens qui se cache bien trop souvent derrière les édifices de nos vies effrénées. Bref, soyons improductifs : méditons !

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