La fillette avait à peine 12 ans, mais quand elle a ordonné à son père « va te laver les mains au savon », celui-ci a obéi sans un mot. Moi, je n’étais plus le bienvenu. Je ne l’avais jamais été, même si c’est lui qui m’avait fait venir. Je livre des pizzas. Et des sushis, des plats cuisinés, désormais reçus comme des cadeaux empoisonnés.

J’aimerais prétendre que je me sens investi de la mission mythique des coursiers du Pony Express. Mais « la pizza doit toujours passer » manque de grandeur. La vérité est moins noble : j’ai besoin d’argent. Et les gens ont besoin de manger, mais ça ne nous rapproche plus.

Doctorant étranger en visite à l’Université d’Ottawa depuis quelques mois, j’avais trouvé dans la livraison de repas chauds le job étudiant par perfection : instructif, sportif et un peu lucratif. L’occasion de croiser de nouveaux visages de tous genres, de découvrir la réalité du Canada et, à force de papoter avec les clients, de perfectionner mon anglais. Chaque rencontre m’apprenait un mot nouveau. L’expression « you are welcome » à la fin d’une conversation ne me paraissait plus bizarre. Elle me manque tellement, maintenant qu’elle a disparu !

Depuis cette pandémie sanitaire, l’inquiétude bouleverse les routines. Je sens un peu partout l’inquiétude qui me suit. Les informations médiatiques et les rumeurs des réseaux sociaux se bousculent dans les esprits. En quelques jours, tout le monde est devenu méfiant et cherche à se protéger. Dans les familles, les membres s’assurent les uns que les autres ne représentent aucun risque et chacun pense que le danger viendra de son vis-à-vis.

À ce restaurant où j’allais chercher une livraison, l’éternuement d’un client qui passerait inaperçu en temps normal a vidé la place en quelques secondes.

Le jeune chercheur que je suis est bien placé pour observer au quotidien la montée de cette inquiétude : contrairement aux intervenants de santé en première ligne, dont on célèbre à juste titre le courage et le dévouement, on ne prend pas de gants pour manifester sa méfiance au livreur de pizza. Ou, quand on en prend, ils sont en latex.

Plus fort que le terrorisme

Cette angoisse quotidienne, bien sûr, je l’éprouve moi aussi plus que jamais. Plus que je ne la ressentais dans mon pays natal, où un militant que je filmais cet été pour un reportage m’avouait tranquillement qu’il avait lui-même égorgé les villageois dont je lui montrais des photos. Si lui ou ses compagnons, tous l’arme à la main, en avaient eu assez de moi, la situation aurait pu mal tourner. Pourtant, en Afrique comme ici, l’ennemi invisible qui s’est emparé de la planète a pris le dessus. Le terrorisme n’avait pas pu repousser la tenue des élections dans les villages maliens. Le coronavirus y est arrivé.

Même dans un Canada en paix, chaque colis que je livre ressemble à une bombe. Je suis devenu le symbole de cet extérieur menaçant dont mes clients veulent justement se protéger en se faisant livrer. Et la couleur de ma peau ne m’aide pas : la psychose arrose l’arbre à stéréotypes.

Le virus a tué sur son passage la confiance qui existait entre les clients et leurs livreurs. Avant la pandémie, ils prenaient le temps de se saluer cordialement avant que la boîte ne passe d’une main à l’autre. Une courtoisie calculée, étant donné que, sur la plupart des applications, le client peut noter le livreur et vice-versa. Désormais, les messages des commandes s’accompagnent d’ordres secs : « mettez la commande devant la porte et partez » ; « ne touchez pas la poignée » ; « ne sonnez pas à la porte, appelez-moi sur mon numéro à votre arrivée »…

Le livreur est souvent traité comme un microbe, au sens propre du mot.

De temps en temps un remerciement réchauffe le cœur, mais le client suivant ramène à la réalité. Comme cette jeune femme au regard menaçant, masquée dans son salon malgré la vitre qui nous sépare, qui m’attendait de pied ferme pour me crier « posez la commande sur le capot de la voiture ! ». Les soignants apportent de l’espoir, les livreurs de pizza ne fournissent que de la crainte et quelques calories. À peine éloigné, je peux voir certains clients désinfecter avec un mouchoir la poignée de la porte que je n’ai pas touchée. Le service est rendu ni vu ni connu, comme une vente de drogue.

Mon autre job d’appoint, assistant éditorial à temps très partiel, se fait désormais à distance. Mais avant que l’université ne ferme ses portes, j’avais pu voir le regard du directeur de la revue glisser fugitivement vers son flacon de désinfectant pendant que je lui racontais mes dangereuses activités nocturnes. Sa jovialité n’avait pas changé, mais il savait bien que le mode de transmission du coronavirus peut faire des livreurs une réelle chaîne de transmission.

Un risque constant

Pour la limiter, beaucoup d’entre nous se munissent désormais de masques et de gants, quand ils peuvent en trouver. Certaines plateformes, afin d’éviter la contamination par l’argent, ont interdit tout paiement en espèce dès les premiers jours de la crise. Mais le coursier reste constamment exposé au virus, tant au restaurant qu’auprès des différents clients : il se sait dans la ligne de mire de la COVID-19. Et, très visiblement, ceux à qui il livre le savent aussi.

Qui sont ces livreurs qui prennent le risque de mettre le nez dans tous les coins de rue, mettant leur santé en péril pour de modestes rémunérations ? Travailleurs autonomes, ils n’ont pas forcément les moyens de payer leurs factures en restant confinés.

Beaucoup sont des étudiants internationaux, des détenteurs de séjour temporaire, donc pas admissibles aux aides financières annoncées par les gouvernements pour soutenir leurs citoyens.

Un livreur sans contrat de travail n’a pas droit au chômage. Il ne peut se permettre de se reposer pendant deux semaines, au risque de perdre son logement. Et puis… il faut bien que les gens aient à manger.

Au bout du compte, les coursiers et leurs clients sont confrontés à des dilemmes voisins. Les risques du métier ou l’absence de revenus pour les uns. Commander son repas ou partir le chercher dans la cohue pour les autres. Sur de telles bases, il devrait être possible de mieux se comprendre, non ?

* L’auteur est également assistant éditorial à la revue Les cahiers du journalisme.

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