S’il y a une certitude indéniable dans ces blocages ferroviaires qui font beaucoup de dommages économiques et sociaux, c’est que personne ne sortira gagnant de cette histoire. Au contraire, toute cette tension risque d’élargir le grand fossé qui séparait déjà les Premières Nations d’une bonne partie de la population.

Il suffit de fureter dans les commentaires sur les réseaux sociaux pour réaliser à quel point nombreux sont ces gens qui veulent écrire entièrement la page qui suit sans jamais jeter un coup d’œil sur celle qui précède. Si la notion de chef héréditaire est désuète, comme le disent massivement bien des Canadiens, je propose d’ouvrir le débat plus largement et de s’attaquer à la monarchie qui repose sur le même principe d’hérédité du pouvoir. La mésentente entre les chefs héréditaires et les chefs élus autour de ce gazoduc semble également incompréhensible pour beaucoup de personnes. Pourtant, il faudrait aussi se rappeler que lorsque vient le temps de parler de pipelines, le Canada n’est pas plus uni que les Wet’suwet’en.

On ne peut pas leur reprocher de ne pas s’entendre sur un gazoduc quand les tensions entre les provinces, sur fond d’hydrocarbures, poussent l’Alberta à parler ouvertement de séparatisme.

Oui, on sait tous qu’il y a une part de responsabilité imputable aux Premières Nations dans les tragédies qui se jouent à l’intérieur de certaines communautés ! Mais, une fois le constat fait, ignorer le passé n’est pas une option pour celui qui veut comprendre toute l’histoire.

Autrement dit, le discours va-t-en-guerre d’Andrew Scheer ne peut être une solution durable. D’ailleurs, il faut remémorer aux conservateurs qu’ils n’ont jamais vraiment été très sensibles aux problèmes des Premières Nations. En 2005, après 18 mois de négociations avec les leaders autochtones, lorsque Paul Martin a accouché des accords de Kelowna qui prévoyaient un investissement de 5,1 milliards sur cinq ans dans les communautés, les conservateurs ont voté contre le projet de loi qui devait entériner l’entente. Pourtant, que voulait Paul Martin ? Investir massivement dans l’éducation pour amener la diplomation des autochtones au même niveau que pour le reste du Canada, diminuer la mortalité infantile, lutter contre l’obésité et le suicide chez les jeunes, etc. Ce projet majeur, c’est M. Harper qui l’a jeté à la poubelle en arrivant au pouvoir en 2006.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Le village cri d'Oujé-Bougoumou, à une soixantaine de kilomètres de Chibougamau

Si les conservateurs s’indignent durement sans s’interroger, chez Trudeau, le fiasco né de cette réconciliation qu’il a tant désirée est dû à un manque de synchronicité entre ses babines et ses bottines. Beaucoup ont salué son discours-fleuve prononcé à l’ONU en 2017, où il parlait de vieilles structures coloniales désuètes qu’il fallait démanteler et de la nécessité de bâtir un véritable partenariat. Pourtant, c’est le même Trudeau qui traînera Jody Wilson-Raybould dans la boue et se moquera avec mépris d’une femme de la nation de Grassy Narrows pendant un rassemblement partisan à Toronto. Une dame qui, rappelons-le, venait simplement lui parler d'un problème de santé qui ronge sa communauté depuis 1970, quand une papetière a décidé de déverser 9 tonnes de mercure dans la rivière où pêchent les autochtones de Grassy Narrows et de White Dog. La façon Trudeau, c’est la gestion incompréhensible de ces blocus qui dérangent beaucoup de personnes, mais qui, au-delà de notre trop grande dépendance au rail, nous enseigne aussi que rien ne sera plus comme avant. En effet, même si les méthodes utilisées pour se faire entendre sont très contestables et dommageables, il faudra désormais dégager une voie de consensus dans chaque nation autochtone avant de leur passer un tuyau. C’est très faisable, car le Québec pratique cette méthode depuis longtemps.

En dehors de la Colombie-Britannique, il m’arrive d’ailleurs de penser que le nationalisme québécois a une relation un peu plus sincère et égalitaire avec les autochtones que le reste du Canada. Cette plus grande ouverture s’entend et se sent dans le discours du chef du Bloc, qui est indéniablement le plus équilibré en Chambre lorsque vient le temps de parler de ces blocages ferroviaires qui font beaucoup de mal.

Entre les déclarations guerrières et dominatrices d’Andrew Scheer et les phrases creuses et incompréhensibles de Justin, Yves-François Blanchet détonne par son sens de la mesure et ses propositions bien concrètes pour dénouer l’impasse.

C’est le seul qui parle des Autochtones en insistant sur les termes « nations, égalité, respect de la souveraineté, etc. ».

Oui, je sais qu’entre le Québec et les Premières Nations on est loin de la lune de miel et qu’il reste encore beaucoup de choses à faire ! Mais il m’arrive tout de même de penser que, depuis très longtemps, le Québec privilégie une relation de partenariat économique bien plus saine avec eux. La signature, le 18 février, d’une entente avec les Cris d’un montant de 4,2 milliards pour les 30 prochaines années, en pleine crise ferroviaire, est une preuve ostensible de cette main un peu plus équitablement tendue du Québec aux autochtones. C’est de nation à nation, et dans le sourire et le respect mutuel que le premier ministre Legault et le grand chef du Conseil des Cris, Abel Bosum, ont entériné cette entente baptisée la « Grande Alliance ». Une façon de travailler qui gagnerait à faire école pour le reste du Canada.

C’est aussi grâce à ce bilatéralisme plus respectueux que le Québec a réussi à faire aboutir de grands projets dans les territoires autochtones sans connaître ces levées de boucliers qui semblent insurmontables dans l’ouest du Canada. En effet, la Grande Alliance de François Legault s’inscrit sur une liste de conventions et d’ententes qui ont permis à des nations autochtones de se prendre un peu mieux économiquement en main. La Convention de la Baie-James et du Nord québécois, celle du Nord-Est québécois et de la Paix des braves ont ainsi été bénéfiques aux Inuits, aux Naskapis et aux Cris. J’ai vu, de mes yeux vu, ce résultat à 60 kilomètres de Chibougamau, dans le magnifique village cri nommé Oujé-Bougoumou avec son fantastique musée qui célèbre leur culture et la partage fièrement avec les visiteurs.

Ces partenariats bien ficelés et honnêtement négociés sur de longues durées sont plus efficaces comme outils de raccommodement que les discours larmoyants et désincarnés de Trudeau ou les envolées à saveur néocolonialiste d’Andrew Scheer.

Oui, c’est vrai que pour ce qui est de la réconciliation et du partage de la richesse, le Québec a également beaucoup de travail à faire. Je suis même de ceux qui souhaitent que M. Legault ouvre largement sa Grande Alliance vers d’autres nations autochtones. Ce serait un sacré bel héritage de son passage en politique, lui qui passe son temps à parler de fierté nationale et de respect. La même chose que réclament les autochtones.

Le Canada est un des rares pays où cohabitent trois passés colonialistes. Doublement éprouvées, certaines nations autochtones y ont subi à la fois la colonisation française et anglaise.

Pendant ce temps, les francophones qui ont connu la domination britannique occupent la place du blé d’Inde de ce pâté chinois. Peut-être parce qu’ils sont à la fois dominés et dominants que les francophones semblent un peu plus ouverts au drame bien plus profond des autochtones. Autrement dit, les nationalismes québécois et autochtone se rejoignent dans certaines de leurs doléances.

Que souhaitent les Premières Nations ? Elles revendiquent la souveraineté sur leurs territoires et veulent assurer la survie de leur langue, leur culture et l’héritage de leurs ancêtres. C’est une préoccupation qui ressemble à ce que réclame aussi le Québec francophone. Sans être juxtaposable, il y a chez les francophones une blessure du conquis qui permet peut-être de mieux comprendre ceux qui souffrent encore plus dramatiquement de la même chose.

Le colonialisme provoque des meurtrissures de l’âme qu’on ne peut malheureusement pas juste soigner avec de l’argent et des subventions. Seules une longue et fastidieuse thérapie et prise en main collective sur plusieurs générations arrive à briser ce cercle vicieux aux conséquences destructrices sur la fierté et la dignité.

Un jour, j’ai entendu dans un documentaire un chef autochtone de je ne me souviens plus quel pays dire : « Quand les colonisateurs sont arrivés chez nous, on était un peuple très fier. Ils nous ont alors échangé des ressources contre des bouteilles d’alcool, des miroirs et bien d’autres pacotilles. La première fois qu’on s’est regardés dans les miroirs, on s’est trouvés beaux et forts. Mais les années ont passé et on a changé. Si bien qu’un jour, nos anciens se sont regardés de nouveau dans les miroirs et n’étaient plus fiers de ce qu’ils voyaient. Alors, ils les ont cassés. Aujourd’hui, les jeunes ont la responsabilité de recoller tous les morceaux de ce miroir brisé pour savoir qui ils sont, retrouver la fierté, la dignité, renouer avec leurs racines profondes et éviter que leur arbre généalogique soit à la merci du moindre petit coup de vent. »

Je comprends très bien la colère des victimes directes ou indirectes de ces blocus. Mais quand la crise sera réglée – je le souhaite très rapidement et pacifiquement –, il faudra un jour déplacer toute cette indignation collective sur cette autre question : « Comment se fait-il que dans un pays aussi riche que le Canada, en 2020, des citoyens vivent encore dans une précarité qui leur vole toute forme de dignité et éteint la lumière qui guide leurs rêves, ceux de leurs enfants et de leurs petits-enfants ? »

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