Monsieur le Premier Ministre, j’ai l’honneur de vous écrire à propos de l’intention manifestée par votre gouvernement d’apporter des changements au programme de l’école québécoise intitulé éthique et culture religieuse (ECR). Comme cette intention semble n’en être qu’aux premiers stades de son déploiement, j’ai pensé utile de vous soumettre quelques considérations d’un citoyen universitaire engagé depuis 50 ans dans la promotion de la déconfessionnalisation de l’État et de nos institutions scolaires à partir d’un foyer d’action particulier. Je suis un des membres fondateurs du premier département québécois non confessionnel d’études de la religion (UQAM).

C’est à titre de directeur de ce département que je me présentais devant le ministre de l’Éducation que vous étiez à l’époque (automne 1999) pour appuyer l’hypothèse d’une déconfessionnalisation du système scolaire. Vous vous souvenez que la commission spéciale de l’Assemblée nationale avait reçu plus de 300 mémoires de la part de citoyens intéressés par l’enjeu historique qui y était discuté. Dans un Québec où déjà la pratique religieuse catholique était devenue minoritaire, la crainte évoquée portait sur le lien fort entre l’enseignement confessionnel et l’identité nationale. La disparition de la catéchèse n’allait-elle pas affaiblir sérieusement la transmission de l’un de ses fondements aux nouvelles générations scolarisées par l’État ?

Le gouvernement d’alors jugea prudent de mandater un Groupe de travail sur l’école et la religion (commission Proulx) pour examiner tous les aspects du problème et lui faire des recommandations. Deux recommandations centrales allaient guider l’action gouvernementale : pour respecter la diversité nouvelle des traditions religieuses et des opinions personnelles ainsi que l’égalité de droit des citoyens, il fallait déconfessionnaliser toutes les structures scolaires et modifier substantiellement la nature de l’enseignement portant sur la religion et la morale défini par le programme de l’école québécoise.

Un gouvernement péquiste décida de déconfessionnaliser le système. C’est au ministre libéral Fournier que revint la tâche de décider ce qu’il en serait de l’enseignement.

Je fis partie du comité ministériel d’experts chargé de conseiller le ministre. Sa recommandation déboucha sur une déclaration ministérielle d’orientation d’un nouveau programme unissant et distinguant à la fois religion et morale. Une loi en ce sens prévoyant l’établissement d’un programme obligatoire et commun d’éthique et de culture religieuse fut adoptée à l’unanimité en 2005, pour mise en œuvre en septembre 2008.

Permettez-moi d’attirer votre attention sur une caractéristique spécifique qui justifiait le choix de la composante « culture religieuse ». L’orientation qui devait guider les auteurs du programme à venir était celle de permettre aux jeunes générations de disposer d’informations leur permettant d’apprécier prioritairement les traditions religieuses ayant donné forme au patrimoine identitaire du Québec. À ce moment précis de notre histoire où le processus de sécularisation de notre société était déjà avancé, l’éducation démocratique choisissait de fournir à tous les élèves les outils nécessaires pour permettre d’identifier l’héritage religieux ayant fourni les bases symboliques de notre identité plurielle, mais commune.

Ce monde riche et complexe qui fait partie de la marque québécoise devenait du coup accessible et intelligible aux nouveaux groupes immigrants issus de l’extérieur de la civilisation occidentale : patrimoine visible et invisible qui nous avait largement construits tels que nous sommes devenus. J’ajoute que les architectes du cours d’ECR avaient introduit pour la première fois l’accès à la dimension religieuse de nos cultures autochtones, au même rang que les traditions catholiques, protestantes et juives. 

Réciproquement, les jeunes de la société d’accueil pouvaient assimiler les clés minimales permettant de comprendre l’islam et d’autres traditions.

C’est du solage de notre maison commune qu’il s’agit. Désertées, les églises ne donnent plus aux jeunes générations accès à l’intelligence de notre socle patrimonial. L’État avait le devoir de le garder ouvert dans la perspective qui est la sienne, c’est-à-dire laïque. Je ne suis pas sûr que votre programme politique ait assez longuement réfléchi à cette dimension des choses lorsqu’il a adopté l’idée de remplacer le cours d’ECR et tout particulièrement de le débarrasser de toute référence sérieuse à la religion.

Source de fierté

Je conclus par une expérience personnelle récente. Je préside le Comité d’orientation scientifique de l’Institut supérieur d’étude de la religion et de la laïcité (ISERL) des universités lyonnaises. Cet institut de recherches savantes a aussi pour mission d’animer, auprès des institutions publiques régionales, toute la discussion située à l’intersection de ces deux thèmes. Participant à une formation de tous les cadres d’une municipalité voisine de Lyon en décembre dernier, je leur décrivis comment le Québec utilisait le programme d’ECR pour donner aux jeunes du niveau secondaire un accès de qualité professionnelle à la connaissance des diverses traditions religieuses présentes dans la société. Que toute la formation à l’éthique citoyenne était prise en charge par le volet éthique du programme. 

Vous auriez été fier d’être le premier ministre du Québec à les entendre s’exclamer de surprise et de bonheur devant notre invention pédagogique qui prépare le vivre-ensemble avant et non toujours après que les crises se déclenchent. Cela n’est pas possible en France. Les professeurs d’histoire ne disposent ni du temps ni de la compétence pour satisfaire à ce besoin de culture publique.

Pourquoi ai-je osé espérer que vous lisiez cette lettre ? Parce que j’ai consacré toute ma longue vie universitaire à l’exploration de la contribution de nos différentes traditions religieuses à la construction de notre identité nationale. Parce que la continuation de notre aventure historique unique en Amérique m’occupe le cœur autant que l’esprit. Parce que je trouve votre décision politique précipitée et irréfléchie dans ses fondements. Et que l’on ne peut empêcher un professeur de dire ce qu’il voit et anticipe. Faites ce que vos prédécesseurs libéraux et péquistes n’ont jamais sérieusement fait : évaluer rigoureusement le programme d’ECR avant de précipiter une décision qui rendra plus incertaine notre capacité de construire un avenir commun, fier et pacifié.

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