En citant la Dre Joanne Liu de Médecin sans frontières, le titre de l’article du 4 janvier avançait l’idée que l’aide humanitaire avait « lamentablement failli » en Haïti au moment du tremblement de terre. Difficile d’être en désaccord avec ce constat, mais l’essentiel du message de la Dre Liu réside selon moi dans le bout de sa citation qui précède ce qui a été mis en titre : « Le secteur humanitaire est malade. » 

Ouragan après ouragan, crise politique après crise politique, se mem bagay, disent les Haïtiens (c’est la même chose). L’aide humanitaire est malade, affligée par des conditions d’existence marquées par la survie des organisations internationales, davantage que par les intérêts à long terme des Haïtiens.

Les matins qui ont suivi le 12 janvier, le directeur général du ministère de la Santé a réuni ses directeurs pour faire le point sur la situation. Lors d’une de ces rencontres, il est interpellé par un directeur qui souhaite résoudre un problème qui mine le climat de son hôpital : depuis le début, les équipes médicales américaines et cubaines se disputent l’accès au bloc opératoire et hier… les deux ennemis en sont venus aux poings dans la cour de l’hôpital. L’événement ne surprend personne et tous savent que le plus haut fonctionnaire de l’État en matière de santé n’aura aucun moyen de tirer des ficelles dans un tel contexte. Essayer confirmerait l’impuissance de l’État face aux coopérations.

Dans cette compétition, aucune organisation ne cherche à augmenter son profit, mais toutes veulent maintenir leur visibilité, consolider leur zone d’expertise ou d’influence auprès des autorités nationales, assurer la survie financière de leur permanence.

La Dre Liu l’illustre en racontant comment les ONG se disputaient les ressources médicales haïtiennes. Surtout, elles rivalisent avec l’État qui n’offre pas des conditions de rémunération et d’exercice comparables. Depuis des années, l’État est ainsi ponctionné de ses meilleures ressources. Le tremblement de terre et le choléra (octobre 2010), par l’ampleur phénoménale du financement, n’ont fait qu’élargir ce déséquilibre des forces et affaiblir encore davantage l’État haïtien.

Imaginez que votre maison soit dévastée par un feu et qu’en deux jours, une bonne trentaine d’entrepreneurs débarquent. Électriciens, charpentiers, plombiers… pas uniquement pour éteindre les dernières braises ou nettoyer, mais pour tout reconstruire. Personne n’a d’entente ou de contrat avec vous – pas nécessaire, quelqu’un d’autre les finance – et surtout, personne n’a de plan. Pour compliquer les affaires, ils ne parlent pas votre langue et ne connaissent pas votre culture.

Pas d’autorisation à demander

Depuis toujours, à part les formalités définies dans leurs propres réglementations (et souvent artificiellement déployées), les organisations internationales n’avaient jamais eu d’autorisation à demander aux autorités haïtiennes pour s’installer. Dans le contexte de l’urgence du 12 janvier, ces démarches devenaient superflues. Dans la tendance d’hypertrophie comptable qui décrit encore aujourd’hui l’événement (nombre de décès, d’orphelins, de maisons détruites…), certains avanceront le chiffre de 10 000 ONG. 

Même le premier ministre Jean-Max Bellerive a décrié l’absence de coordination de l’aide en parlant ouvertement de la république des ONG. Il relevait tout autant leur indifférence que l’incapacité de son gouvernement à mener la danse. Ou comme si, causalité circulaire oblige, le renforcement de la capacité des organisations internationales était associé à l’affaiblissement de l’État.

Dans les semaines qui ont suivi le tremblement de terre, enfermées dans la salle de conférence de l’hôtel Karibe, plusieurs dizaines de personnes travaillaient au Post Disaster Needs Assessment (PDNA). Ce document allait être présenté par René Préval au siège des Nations unies en avril 2010.

Ce document de l’État haïtien documentait l’ensemble des besoins de reconstruction et avait été rédigé par… les coopérations.

La grande majorité de scribes (80 à 90 %) étaient effectivement des blan (des étrangers). Outre l’incapacité effective du gouvernement à piloter l’écriture, plusieurs Haïtiens n’adhéraient pas à la démarche : « On a l’expérience avec les ouragans, c’est un plan fait par et pour les Blancs. Mais surtout, les coopérations feront ce qu’elles veulent quand même. »

Pendant ces semaines, je n’avais jamais vu un tel espace de lobbyisme. Des patrons de nombreuses organisations internationales nous tournant autour pour s’assurer qu’allaient être déposés dans ce plan des projets auxquels leur organisation pourrait participer. Tout le monde voulait s’assurer d’être invité à ce que plusieurs appelaient un nouveau plan Marshall.

Personne n’a intérêt à voir ces organisations être affaiblies par un manque de fonds. Elles se doivent d’avoir une permanence solide et une capacité de mobiliser des ressources et des compétences en cas d’urgence. Mais ces organisations évoluent au sein de structures de financement et de reddition de compte difficiles à concilier, voire incompatibles, avec l’intérêt des Haïtiens. Dans le contexte haïtien où les crises se succèdent, les logiques propres aux interventions d’urgence s’imposent contre de réelles perspectives de développement ou de reconstruction. Dans un tel contexte, faillir lamentablement à reconstruire Haïti était inéluctable.

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