Dans plusieurs sociétés autochtones, les temps froids se veulent un moment privilégié pour raconter le passé, les mythes et les légendes, les histoires de familles, anciennes ou récentes.

L’histoire orale y prend beaucoup de place. Normal, il fait froid, il y a donc peu à faire. Une tradition qui perdure encore, bon an mal an, entre deux séries télé ou deux parties de jeux vidéo.

Chez les Wendat, c’est la grande fête de Hunonwaruri, qu’on pourrait traduire librement par « les têtes renversées ». Chez les Mohawk, la « mid-winter » ou Sha’tekohshérhon s’inscrit un peu de la même manière.

En gros, on fait le point sur l’année et on repart à neuf. On joue, on danse, on mange, on raconte et on rit. De soi, des autres.

Rémi Savard, anthropologue extrêmement apprécié des autochtones qui nous a quittés en décembre dernier, disait ceci : « Comprendre l’humour d’un peuple, c’est en même temps avoir intimement accès aux ressorts cachés de son discours culturel. » Il avait drôlement raison. Si l’étude de l’humour n’occupe que peu de place en anthropologie, le passage vers cet humour se veut une porte ouverte sur les chagrins, la colère, le ressentiment, ce qu’on ne veut pas montrer, mais aussi toute une vision du monde à laquelle on donne accès, comme autochtone, au compte-gouttes. Rémi Savard a été témoin de cet humour. Serge Bouchard également. Il en témoigne d’ailleurs très bien dans son ouvrage Le peuple rieur, qu’il a coécrit avec sa compagne Marie-Christine Lévesque.

Ces deux hommes sont entrés dans ce qu’il y a de plus intime chez les peuples autochtones : l’univers du rire. Parce qu’on ne rit pas avec tout le monde. Pas de la même manière en tout cas.

Pour avoir accès à ce « rire » si marquant, on doit se sentir en confiance. Et établir cette confiance prend du temps. Tout le temps.

Si le passage à une nouvelle décennie n’a pas beaucoup de résonance traditionnellement puisque le calendrier grégorien a été introduit puis adopté somme toute depuis peu chez les autochtones, l’heure se veut toutefois au bilan.

Se faire entendre

J’essaie, pour l’exercice, de me replonger en 2010. On est alors au lendemain des excuses du premier ministre Stephen Harper concernant l’époque des pensionnats autochtones. Force est de constater que ces excuses, qui ont mis en lumière le contexte, les sévices et les traumatismes vécus par les pensionnaires et leurs familles, traumatismes qui dessinent toujours les rivières de centaines de communautés, ont été le début d’une ère de changement pour les autochtones. La raison se veut fort simple : en s’intéressant un tant soit peu à cette période qui se pose comme une tache dans l’histoire du Canada, on comprend mieux les réalités passées et actuelles des Premiers Peuples. Conséquemment, les stéréotypes tenaces sont affaiblis, on devient inconfortable, décontenancé devant des préjugés pourtant hier inébranlables. On ne sait plus. Alors on écoute et surtout, on entend.

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« Ce rire, ce droit à la légèreté, je le revendique haut et fort », écrit Isabelle Picard.

Pour moi, la décennie qui vient de prendre fin a été l’occasion de toutes les voix. On ne s’est plus tu.

On s’est fait entendre comme on est : sans voile, sans jeu, à prendre ou à laisser. Heureusement, plusieurs ont pris. Il y a eu Idle no More, il y a maintenant Decolonize, puis entre les deux, cette idée de réconciliation. On s’est battu, on a pleuré et on a souri en se tenant les mains. Puis en tendant les mains. On a soufflé, recommencé. On recommencera. Parce qu’on sait le faire.

Serge Bouchard le dit très bien : les sociétés autochtones sont des sociétés contre l’État, non hiérarchisées traditionnellement. Se battre contre l’État, c’est en quelque sorte dans nos gênes. J’avais l’habitude de dire que quand tu nais autochtone, tu nais avec des gants de boxe. Parce que tu n’as pas le choix. En fait, oui, tu l’as, mais se détourner des réalités, aussi sombres soient-elles, mène souvent à des chemins encore plus sombres. Rire, c’est parfois tout ce qui reste. Et ça aussi, on sait bien le faire.

Alors si parfois on plaisante sur des sujets comme bébé Yoda, qu’on fait des vidéos de gars qui dansent mal dans un humour qui tient d’un mauvais vaudeville ou que nous publions des articles satiriques sur une situation difficile pour en alléger la portée histoire d’un sourire, de grâce, laissez-nous faire. C’est un peu à ce « rire » que nous vous donnons accès pour tenter de cacher toutes les larmes que nous n’avons su verser. Pour toutes ces fois où notre colère est devenue trop lourde dans nos ventres jusqu’à en courber le dos de nos grands-mères.

Ce rire, ce droit à la légèreté, je le revendique haut et fort. Nous ne sommes pas que des cultures de résistance, nous sommes aussi des champions rieurs.

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