Aujourd’hui, les superhéros américains sont partout. Mais sait-on que, dans l’ombre des géants créés par Marvel Comics (Disney) et DC Comics (Warner Bros.), il existe quelques superhéros québécois ? Cet article est le sixième d’une série de sept textes.

En 1995, huit ans se sont écoulés depuis la fin de la série New Triumph featuring Northguard, publiée par l’éditeur de comic books québécois Matrix Graphic Series. Le duo derrière ce titre, formé de Mark Shainblum (scénario) et de Gabriel Morrissette (illustrations), récidive cette année-là et présente Angloman, le « champion du bilinguisme et de la tolérance ».

Après deux albums publiés en 1995 et en 1996 chez Nuage Editions, la série se poursuivra jusqu’en 1999, sous forme de bandes hebdomadaires, dans The Hour, The Mirror et The Gazette.

Une version parodique des superhéros américains

Après Batman – The Dark Knight Returns, de Frank Miller (1986), et Watchmen, d’Alan Moore (1986-1987), qui donnent le coup d’envoi à un courant de comic books sombres et violents, Shainblum et Morrissette ont envie de faire quelque chose de plus déjanté, dans la lignée de la publication Mad, qu’ils admirent.

Ils inventent un personnage, Eaton M. McGill, simple employé qui travaille comme souscripteur en assurance à la Sun Life et habite un appartement rue Stanley (laquelle porte le nom de l’ancien gouverneur général du Canada à qui l’on doit la fameuse Coupe Stanley).

Tout comme le protagoniste de New Triumph featuring Northguard, McGill se voue à la défense de l’unité canadienne. Son nom de superhéros ne laisse place à ce sujet à aucun doute : c’est Angloman !

La mission de McGill ne sera pas facile. Doté d’un physique disproportionnellement musclé et d’une panoplie de gadgets (dont les « anglodarts »), il ne possède aucun superpouvoir. En outre, il est « bête comme ses pieds » (dumber than a post, en version originale anglaise).

Comme si cela ne suffisait pas à discréditer le personnage, les nombreuses références aux séries américaines qui parsèment la série sont traitées sur un mode parodique.

C’est ainsi que le bouclier de Capitaine America devient chez Angloman le Bouclier Bilingue, c’est-à-dire un panneau « arrêt-stop ».

La Forteresse de la Solitude où se recueille Superman est remplacée par la Forteresse des deux Solitudes, domicile d’Angloman.

En jouant avec les codes de la bande dessinée de superhéros, la série Angloman espérait rejoindre des lectrices et lecteurs nord-américains, autrement déroutés par des scénarios un peu trop campés dans la réalité canadienne. Un grand nombre de références politiques sont néanmoins tout simplement inintelligibles pour un public non canadien, pour ne pas dire non québécois. Aujourd’hui, d’ailleurs, beaucoup des traits d’humour de la série seraient difficilement compris par les générations plus jeunes.

Sauver le Canada !

Apparu au lendemain du référendum de 1995, Angloman entend atténuer les tensions entre les francophones et les anglophones du Canada. Ses premières missions visent plus précisément à rétablir l’harmonie dans un Québec déchiré par les débats constitutionnels et identitaires.

Accompagné du jeune West Island Lad et de l’intrépide Poutinette (armée d’un pistolet qui tire de la poutine), le superhéros montréalais fait face à des obstacles parfois fantastiques. Par exemple, le temps d’un épisode, il doit combattre Maurice Duplessis, possédé par le fantôme d’Hitler !

Les portraits dessinés – au propre et au figuré – peuvent apparaître grossiers, mais tissent en fait un discours étonnamment nuancé et sensible. Car, avec la série Angloman, Shainblum et Morrissette semblent vouloir dénoncer les dérives autoritaires, quelles qu’elles soient.

Ainsi, Angloman se débat d’un côté contre la bureaucratie provinciale au moment de renouveler son permis superhéroïque et déjoue, de l’autre côté, un complot qui vise l’annexion de toutes les villes canadiennes à Toronto. Le message, dans les deux cas, est le même : il s’agit de dénoncer les prétentions à tout contrôler des pouvoirs politiques et économiques.

Faisant fi des étiquettes partisanes, Angloman lutte entre autres contre The Northern Magus (Pierre Trudeau, « magus » voulant dire mage), des Bonshommes Carnaval robotiques, Céline Dion, The Angry Anglo et Torontorg, organisation criminelle composée de Conrad Blackutus (Conrad Black, magnat de la presse), de Barbara Amielus (Barbara Amiel, femme de Black) et de Don Cherryus (Don Cherry, chroniqueur sportif). Chacun de ces vilains participe à sa façon, croit-il, à la division qui afflige le pays.

Parmi les autres personnages de la série, nommons Matzoh-girl (seule superhéroïne juive canadienne), Canada ! man (Jean Chrétien), le Capitaine Souche (Jacques Parizeau, qui obtient ses pouvoirs en récitant le code secret 101), Power Chin (Brian Mulroney, connu pour son large menton), Super Mario Boy (Mario Dumont, jeune chef de l’Action démocratique du Québec) et Blocman (Lucien Bouchard, alors chef du Bloc québécois).

La série écorche l’ensemble de la classe politique pour illustrer les dérapages possibles ou réels des nationalismes québécois et canadien. Angloman et ses complices luttent contre toutes les idéologies rigides qui déchirent la société canadienne et ne prennent jamais parti, sauf en faveur du « gros bon sens ».

C’est ainsi qu’ils parviennent à aborder des sujets douloureux sans raviver les tensions qu’ils dénoncent.

Idiot... ou visionnaire ?

Au cours de ces aventures, Angloman pourfend les esprits trop repliés sur eux-mêmes. Dans son univers, le danger le plus redoutable est la méfiance mutuelle des Québécois francophones et des autres Canadiens.

Certains diront que c’est parce qu’il est dumber than a post. D’autres affirmeront que c’est, au contraire, parce qu’il est un vrai superhéros, en quête de concorde et de justice.

À chacun et à chacune de juger !

À lire demain : À la recherche du superhéros québécois

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