Vendredi 18 décembre 2020, mon amie, qui a près de 70 ans, me raconte ce qu’elle a vécu au sortir de l’enfance. Pourquoi ce jour-là ? Le jugement acquittant M. Rozon l’a bouleversée et propulsée dans un lointain passé, plus de 50 ans en arrière, et a envahi son présent. Elle s’est retrouvée soudain dans cette pièce où un homme lui a volé sa jeunesse, son insouciance, et a jeté un voile sur sa vie.

Elle se revoit là fraîchement débarquée à Montréal de la campagne de son enfance. Là, naïve, avec un corps tout neuf, un corps intact, le corps albâtre des femmes aux cheveux blonds. Un corps tout juste transformé, un corps qu’elle comprenait à peine. Un corps qui s’imposait à elle, malgré elle, dans toute sa splendeur : la « beauté du diable », quoi ! Un corps parfait.

Je ne sais pourquoi, mais en l’écoutant me raconter son histoire, l’adaptation cinématographique de L’amant de Marguerite Duras s’impose à moi. Une jeune fille sacrifiée à un homme adulte. Un corps à prendre avec et surtout sans son consentement, dans cette pièce sans possibilité d’échapper à son, ou plutôt à l’agresseur, car en disant son agresseur, elle se l’approprie. Impossible d’accepter ce pronom possessif, c’en est trop. Elle n’a pas voulu de cette agression. Quelle victime voudrait que l’agresseur s’empare à nouveau de sa vie ? Un homme l’a violée. Un homme qui, pour assouvir son désir, a brisé son âme. Comme le disait Marguerite Duras dans L’amant : « Très vite dans ma vie, il a été trop tard. » C’est ce qui lui est arrivé.

Elle se souvient d’une autre pièce, d’un autre homme tout aussi abject que le premier, un homme du monde. Un autre homme pour qui elle n’aura été qu’un objet de désir. Quelle expression, quand on y pense ! Est-ce que les femmes disent que les hommes sont des objets de désir ? Elle le sait : ce sont eux qui imposent leur désir, manifestation de l’asymétrie du pouvoir. Elle n’aura été qu’un objet entre leurs mains pour assouvir un désir qu’ils ne donnent pas en partage : le seul qui compte, c’est le leur.

Cet homme prétendait l’honorer en la souillant. Ces hommes hantent ses nuits. Ces hommes qu’elle n’a pas dénoncés et qu’aujourd’hui, en écoutant le compte rendu du jugement, elle ne dénoncerait pas plus. Pour elle, en 50 ans, si peu de choses ont changé… Et elle se demande : que vaut la parole des femmes ?

Elle pense aussi à tous ces enfants qui ont été la cible de pulsions débridées de certains hommes, hors de contrôle. Elle pense aux filles et aux filles de ses filles, en écoutant le jugement. Elle se demande si toutes ces agressions ne sont pas aussi pandémie ? Et si tel n’est pas le cas, pourquoi tant de dénonciations, tant de femmes qui souffrent en silence, tant d’enfants brisés, négligés, dans les maisons et dans les foyers de la DPJ. Pourquoi toutes ces souffrances ?

J’entends sa voix qui se brise. Je l’entends reprendre son souffle avec courage, comme elle le fait depuis 50 ans.

Elle me dit : mais ce sont les hommes qui ont construit les systèmes, dont le système de justice, les hommes qui ont été les tuteurs des femmes au Québec jusque dans les années 1970. Comment les femmes pouvaient-elles dénoncer, quand elles étaient sous tutelle, pire encore, sous celle de certains agresseurs ? Comment dénoncer les agressions subies sous les liens du mariage ? Impossibilité absolue. Et ces violences ont fait partie d’un continuum de violence qui perdure encore aujourd’hui. Elle ne m’en dit pas plus. C’est déjà beaucoup trop. Car la violence, mon interlocutrice la connaît. Elle a un doctorat en la matière.

Elle, l’amie, pleure, et moi, je ne peux que l’écouter. Je ne peux même pas la prendre dans mes bras en ce temps de pandémie, nous sommes confinées, physiquement mais aussi affectivement, et émotionnellement isolées !

Que faire face à de tels acquittements ? La preuve n’a pas été faite hors de tout doute raisonnable. On vous acquitte, monsieur, madame, on vous croit, même s’il subsiste un doute.

Mon amie sait, bien sûr, que je suis avocate, et me demande ce qui justifie un tel acquittement. Je lui explique le fardeau de la preuve. Je lui parle des deux types d’innocence : l’une matérielle, qui correspond à la réalité, et l’autre, procédurale, déterminée à la suite d’un procès. Elle me demande : si l’agresseur avait cassé les deux jambes de la victime, est-ce que là il y aurait eu une preuve hors de doute ? Probablement.

Elle me demande alors pourquoi la justice est si technique et si peu humaine. Elle me demande pourquoi les femmes sont seules à supporter le poids de ces agressions, conséquence du désir sans limites, sans respect de certains hommes.

Alors que le mot désir devrait être le plus beau, le plus enivrant de la langue française, il est devenu, pour elle, un abysse.

Moi, officier de justice, que puis-je lui répondre devant sa souffrance incommensurable de femme, de mère et de grand-mère et devant celle de tant d’autres femmes ? Que puis-je lui dire ?

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