La COVID-19 ne sera pas la dernière pandémie à laquelle le monde devra faire face. Afin de mieux comprendre le phénomène, nous proposons aujourd’hui le huitième d’une série de 10 textes publiés dans le cadre d’une initiative de l’École supérieure d’études internationales de l’Université Laval.

La présente pandémie a fortement changé notre perception des épidémies. L’émergence du SARS-CoV-2, un virus qui n’est pas confiné à des régions lointaines, qui cause une maladie face à laquelle les médecins semblent encore démunis et au sujet de laquelle les injonctions sont contradictoires, rend caduc le sentiment occidental d’avoir vaincu les épidémies.

Depuis le confinement de mars, la résurgence dans les médias de propos sur les pestilences antiques est symptomatique de la modification de ces perceptions. Parmi les nombreuses épidémies antiques, la fameuse pestilence d’Athènes (430-426 av. J.-C.), décrite par l’historien Thucydide (c.455-c.400), occupe une place particulière. Cette maladie, dont on ignore encore l’identité, se propagea au début de la guerre du Péloponnèse (431-404), et emporta, selon les estimations, 25 % de la population de la cité et peut-être même le stratège Périclès (c.495-429), dont la mort joua un rôle essentiel dans l’issue du conflit.

Un élément saisissant du récit réside dans le fait que l’historien affirme avoir contracté lui-même la maladie.

Le texte, probablement écrit longtemps après ces évènements, est ainsi narré du point de vue de l’expérience personnelle et de celle d’un témoin oculaire. « J’en décrirai les symptômes capables de faire diagnostiquer le mal au cas où elle se reproduirait », écrit-il. Thucydide équipe ainsi les héritiers de ses écrits d’outils intellectuels permettant de contrer les maladies futures, ce qui a pour effet d’accentuer l’implication du lecteur.

Sans forcer les rapprochements avec la pandémie actuelle, on peut observer que les dispositifs littéraires et rhétoriques mis en place par Thucydide nous parlent encore. Les symptômes de la maladie sont nombreux : les victimes « commençaient par ressentir brusquement à la tête une chaleur brûlante… Les parties internes, c’est-à-dire la gorge et la langue, devenaient aussitôt sanguinolentes ; la respiration était irrégulière et l’haleine fétide… Bientôt, le mal descendait dans la poitrine, provoquant une toux violente. Lorsqu’il atteignait l’embouchure de l’estomac [cardia], des troubles graves s’y produisaient et le patient évacuait avec de vives souffrances toutes les espèces d’humeurs bilieuses que les médecins ont distinguées. » Spasmes, convulsions, feu intérieur et atteintes aux extrémités suivaient. Cette maladie laissait en outre des séquelles inquiétantes : « Certains devinrent aussi aveugles. Quelques-uns se trouvèrent frappés d’amnésie complète… Ils ne savaient plus qui ils étaient et ne reconnaissaient pas leurs amis. » Thucydide évoque aussi le rôle joué par l’entassement des populations dans la propagation, sans d’ailleurs que cela n’aboutisse à la nécessaire distanciation physique.

Le récit de l’historien grec, en décrivant la maladie du haut vers le bas du corps, se fonde sur les connaissances médicales de son époque, comme le révèlent également les références à des déséquilibres humoraux.

Les chercheurs, au fil des ans, ont avancé de nombreuses hypothèses relatives à l’identification de cette maladie, les plus courantes étant qu’il s’agissait de la variole ou de fièvre typhoïde, ou encore de rougeole, d’anthrax, de peste bubonique ou même d’Ebola.

Cependant, même des analyses d’ADN sur des squelettes n’ont pas permis l’identification certaine de la pestilence. Ce type de recherches sur la maladie, appelé rétro-diagnostic, a d’ailleurs éclipsé les aspects sociaux de la description, qui sont pourtant significatifs.

« Le plus terrible dans cette maladie, c’était l’état de dépression morale dans lequel on sombrait… si bien qu’au lieu de lutter, on se laissait complètement aller. » Cette description fait songer à l’état de découragement qui affecte à l’heure actuelle le personnel de la santé et les travailleurs œuvrant en première ligne. « Quand, pris de peur, les gens refusaient d’aller les uns chez les autres, ils périssaient abandonnés de tous. » Dans le cas de l’épidémie actuelle, l’opposition entre le temps qui s’éternise pour les personnes confinées et celui du front, nettement plus angoissant, illustré par des patients placés, dans certains pays, sous des respirateurs dans leurs voitures, faute de lits, n’est pas sans évoquer des scènes : « Les morts et les moribonds gisaient pêle-mêle… dans les sanctuaires, où campaient les réfugiés. »

Le chamboulement des règles sociales et religieuses, notamment dans le cadre des funérailles en temps de coronavirus, est aussi reflété dans le passage suivant : « On ne respectait plus aucun des usages qu’on observait avant dans les funérailles. » Enfin, il est question « des brusques changements de fortune » qui font penser au renversement actuel de certains éléments et valeurs, comme les activités lucratives devenues déficitaires ou les logements dans les centres-villes qui, en temps de pandémie, semblent moins attrayants. En ces jours difficiles, la voix des réponses sociales est plus évocatrice que ne le sont les discussions sur l’identification de la maladie. En somme, seule une approche plurielle permettra d’appréhender Thucydide et seule une approche plurielle pourra permettre d’éviter la prochaine pandémie.

Les traductions sont empruntées à Denis Rousset (Paris, 1964), Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse II, 47-54, 57 ; III, 87.

Lectures : V. Nutton, La médecine antique, Paris, 2018 ; H. King et V. Dasen, La médecine dans l’Antiquité grecque et romaine, Lausanne, 2008 ; R. J. Littman, « The Plague of Athens : Epidemiology and Pathology », Mount Sinai Journal of Medicine 76, 2009, pp. 243-255

La semaine prochaine : Les forces armées face aux menaces et aux risques biologiques

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