Décédée à Port-au-Prince mardi 10 novembre 2020, Wina Ketty Laferrière Charles, jeune sœur de l'académicien Windsor Laferrière, dit Dany, laisse dans le deuil, non seulement sa famille et ses amis, mais aussi le monde des lettres haïtiennes, car dans l'entourage de son frère et de son mari le poète Christophe Philippe Charles, elle appartenait au cercle restreint des écrivains les plus connus du pays.

J’allais écrire « dernière lettre à ma sœur chérie », mais je n’arrive à croire à la fin de notre correspondance écrite, ni de cette relation si étroite que nous avons entretenue ensemble pendant toute notre vie, je dis bien toute notre vie puisque je n’ai qu’une année de plus que toi – on peut dire ton âge maintenant ? Je crois profondément que toute cette intimité tissée d’un grand sentiment amoureux a pris tout son sens aujourd’hui. En un mot : nos esprits se communiquent encore.

Je n’ai pas rêvé de toi ces derniers jours même si je n’ai pas cessé de penser à toi. Je te sens encore plus fortement présente dans cette chambre où je suis à Paris pendant que tu vogues vers un lieu que je ne veux pas nommer. Tu restes toujours en mouvement dans mon esprit. Je t’observe en train de marcher, je te perçois un sourire flottant sur tes lèvres, je te regarde surtout prier, pour finir tu viens vers moi pour me prendre dans tes bras et me serrer fortement tout en me regardant droit dans les yeux, de ce regard profond et grave. Ce regard que tu prends pour me faire comprendre la sincérité et la force de ton sentiment à mon endroit.

Quant à moi, tu sais depuis longtemps que mon amour pour toi n’a pas varié au fil du temps, et même qu’il n’a cessé de monter en puissance jusqu’à atteindre ce ciel qui te réclame.

Ma chère sœur, je n’ai jamais lâché ta main une seconde depuis la première fois que je t’ai vue alors que tu arrivais au monde. Tu as toujours gardé ma main au chaud, près de ton cœur.

Tu as été une épouse et une mère exemplaire et tu as toujours placé ta famille au premier rang. Depuis que Christophe a franchi notre demeure, il y a très longtemps, il est entré dans notre famille pour n’en jamais ressortir, et vous avez eu deux magnifiques enfants, Christelle et Dany, qui sont les fruits de cet amour.

Ta grande famille est là ? Je le sais, et je n’y suis pas. Sache que j’ai suivi ton fils pas à pas depuis qu’il a lancé la nouvelle qui a fait exploser une bonne partie de ma vie antérieure tout en ayant déjà une influence sur ma vie future. Une chance que la mémoire permet de recueillir les éclats de verre afin de les recoller. C’est un travail minutieux qui demande une patience de bénédictin. Je te vois un dimanche avec ma mère alors que nous habitions à l’avenue Bouzon. Tu étais si joliment habillée que j’ai pensé, un moment, que tu étais une poupée. Ma mère prenait soin à t’acheter de jolies robes roses ou jaunes et des chaussures noires vernies qui lui coûtaient les yeux de la tête. Je la voyais te coiffer avec tant de fierté. Tu étais sa petite poupée qui parlait sans cesse.

Elle nous tenait, chacun par la main, pour aller à la messe à Saint-Gérard. C’est elle qui t’a introduit à la ferveur religieuse. Nous faisions la route à pied et elle grimpait plus vite que nous les escaliers qui mènent à l’église. Et j’ai pensé qu’on allait toujours vivre ainsi. Et c’est ce qui est arrivé, car même absent je suis toujours là, près de toi. Je t’ai suivie dans toutes tes pérégrinations. J’ai parcouru le Port-au-Prince en long et en large avec toi.

Remontons à la haute enfance ensoleillée. C’était à Petit-Goâve, tu étais venue pour les vacances et tu aimais sauter à la corde dans la grande cour, sous le manguier. Tu riais tellement que tu t’es mise à baver littéralement de bonheur.

Je pense souvent à cette scène qui me rappelle que le bonheur est une chose simple, bien qu’il n’ait pas de prix.

Quand je te rejoignais à Port-au-Prince nous passions des soirées entières à converser. Tu me racontais ce que j’ai manqué à Port-au-Prince, et moi je te parlais toujours de Petit-Goâve. J’étais fasciné car même si tu ne sortais que pour aller à l’école ou au cinéma tu étais au courant de la moindre rumeur qui circulait dans la ville. Comme Dany aujourd’hui qui me raconte Port-au-Prince dans les moindres détails.

Tu as toujours été curieuse de tous les aspects de la vie. Il m’arrive de glisser tes histoires dans mes livres en leur donnant d’autres couleurs, ce qui fait que tu ne les as pas reconnues. Je vais relire ces passages en m’imaginant que tu es dans la pièce. Ah ma sœur adorée, je ne te quitte pas, je vais laisser la cérémonie se poursuivre pour te rejoindre ailleurs dans ce territoire enchanté de la nostalgie où je garde précieusement mes souvenirs les plus chers.

Tu restes à jamais cette jolie princesse avec la robe rose de tes cinq ans qui continue à m’éblouir tout en me consolant de l’indicible. Bonne nuit, ma princesse. Ton frère qui t’adore.

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