L’auteur s’adresse au ministre du Patrimoine canadien, Steven Guilbeault

Monsieur le Ministre du Patrimoine, j’ai écouté avec beaucoup d’intérêt votre intervention à l’émission Tout le monde en parle du dimanche 15 novembre. À cette occasion, vous vous êtes exprimé sur la liberté d’expression. Vos propos sur la question pourraient se confondre avec ceux du premier ministre Justin Trudeau selon lesquels la liberté d’expression (y compris la liberté de penser, la liberté artistique) trouverait ses limites dans les sensibilités d’autrui.

Dire quelque chose qui fait du bien, fait toujours du bien, pense-t-on. J’aimerais faire quelques observations qui méritent votre attention, notamment en tant que ministre du Patrimoine.

Les institutions du patrimoine (musées, bibliothèques, archives, etc.) sont des institutions de mémoire et des institutions du savoir. Au même titre que les universités, elles figurent parmi une minorité d’établissements qui sont chargées du savoir et de la mémoire. À l’heure actuelle, ces institutions sont confrontées à un important paradoxe : pour lutter contre le racisme, le sexisme et l’homophobie, elles se doivent de puiser dans un registre d’expériences et d’émotions qui peuvent heurter les sensibilités.

Ces institutions du savoir ne réclament pas le droit de blesser ou d’insulter, mais elles cherchent à comprendre si elles peuvent toujours « citer » un mot, un ouvrage, le titre d’une œuvre pour décrire et présenter les phénomènes qui sont étudiés. Le droit de citer, le droit de présenter des références et des expériences, est fondamental pour ces institutions.

Saisissez-vous pleinement, Monsieur le ministre, ce que vos propos sous-tendent pour les institutions du patrimoine qui sont sous la tutelle de votre ministère ?

PHOTO ADRIAN WYLD, LA PRESSE CANADIENNE

Le ministre du Patrimoine canadien, Steven Guilbeault

Vos musées nationaux, vos bibliothèques et archives contiennent beaucoup de mots qui commencent par I*, F*, H* et N*. Nos expositions permanentes n’en manquent pas. Par ailleurs, même si on décidait de censurer ces mots afin que le grand public ne puisse y être confronté dans une exposition, les chercheurs et étudiants en histoire de l’art devraient tout de même y avoir accès pour bien comprendre et situer l’œuvre dans son histoire et son contexte.

Selon-vous, Monsieur le Ministre, faut-il censurer la présentation d’un tableau de Kent Monkman parce qu’il pourrait choquer des visiteurs des Premières Nations, ou encore les convictions religieuses de certains ?

Vous savez, chaque fois que je visite notre Musée des beaux-arts du Canada, je ne peux m’empêcher de retrouver sous les traits du pinceau de Cornelius Krieghoff le mépris contre les « habitants », les Canadiens français, représentés avec les stéréotypes ethniques de l’époque. Faut-il, pour autant, retirer cet important maître de l’histoire de l’art canadienne de l’exposition permanente du musée ? Au contraire, il me semble du devoir de l’institution d’intégrer des œuvres qui prennent pleinement acte et témoignent des structures racistes du Canada. On pourrait multiplier les exemples, nombreux par exemple dans la peinture orientaliste du XIXsiècle.

Par ailleurs, Monsieur le Ministre, j’aimerais dire que mon identité sexuelle est considérée comme un crime dans 70 États. Dans certains pays, je serais passible d’emprisonnement ou même de mort pour être qui je suis. En tant qu’homme gai, je peux vous confirmer qu’il existe plusieurs mots fort déplaisants pour me caractériser et qui ont été et demeurent parfois les mots de ma souffrance.

Dans les institutions du savoir et de la culture, ces traces sensibles doivent être disséquées, étudiées et communiquées. Or, votre appel à limiter la liberté d’expression aux sensibilités d’autrui est profondément problématique. C’est justement ce genre d’attitude chancelante sur la question qui a entrainé notre Musée canadien pour les droits de la personne à censurer ses expositions sur la communauté LGBTQ2+ afin de ne pas offenser la sensibilité de certains. Cette décision est non seulement offensante à mon égard, mais elle est aussi une profonde atteinte au sérieux et à la crédibilité de l’institution.

À mon avis, votre position sur les limites de la liberté d’expression mériterait d’être clarifiée.

Une minorité de professionnels porte la lourde responsabilité de travailler sur des mémoires difficiles. Pour s’acquitter pleinement de leur tâche, ces professionnels doivent pouvoir citer des œuvres, citer des mots, et faire référence à des expériences difficiles.

Ces professionnels doivent pouvoir le faire avec la plus grande sensibilité, mais aussi avec la plus grande confiance.

Enfin, l’intervention d’Adib Alkhalidey était à mon avis pleine de sens. M. Alkhalidey ne vous a pas demandé de limiter la liberté d’expression aux sensibilités des uns, il vous a dit que plusieurs ne trouvent pas leur place dans nos institutions culturelles. Votre réponse : je fais affaire avec des consultants en gestion de la diversité !

Pour un ministre du Patrimoine, qui est au cœur des leviers qui favorisent l’inclusion, votre réponse étonne par son manque d’originalité. Si votre ministère prenait vraiment la question au sérieux, il doterait ses institutions du patrimoine d’enveloppes leur permettant de s’acquitter pleinement de ce travail. Peut-être alors que notre Musée des beaux-arts du Canada aurait les moyens de ses ambitions et qu’il pourrait présenter une exposition permanente sur l’art canadien et autochtone qui ne se borne pas au premier centenaire (1967) de la Confédération. Vous savez, la société canadienne s’est beaucoup transformée depuis.

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