Pendant que j’écris ce texte, la victoire de Biden est presque acquise, mais pas certaine.

Quand j’étais jeune, j’ai passé beaucoup de temps à surveiller et à m’occuper du troupeau de zébus de mon père dans les pâturages de ma région natale sénégalaise. En plus d’être une belle immersion dans la nature, cette vie de berger a été aussi le lieu de mes premières observations en écologie comportementale. Par exemple, c’est à cette école de la bergerie que, pour la première fois, j’ai remarqué à quel point le pouvoir pouvait être addictif et sa perte, dévastatrice pour un mâle zébu. Je m’explique.

Un troupeau de zébus est une mini-société hiérarchisée. Les mâles s’y affrontent aussi très durement pour le poste suprême. Mais ici, le dominant qui a la faveur des femelles et règne sans partage doit toujours se préparer à défendre son trône. Pour ce faire, il intimide ses adversaires potentiels, aiguise régulièrement ses cornes et déchire la savane avec de puissants meuglements pour montrer que sa suprématie est incontestable. Pour un mâle subalterne, la seule option devant une telle démonstration de force est de prendre son trou ou de se faire embrocher.

Mais, comme dans nos sociétés politiques, il arrivait aussi qu’un jeune mâle ambitieux décide tout de même de challenger le tout-puissant taureau pour lui montrer qu’il n’avait plus la force de ses prétentions. De violents et imprévisibles affrontements devant lesquels le berger ne pouvait parfois que prier pour qu’un combattant ne soit pas blessé mortellement. Lorsque la bagarre tournait en faveur du challenger commençait ce que j’appelle la « dépression post-pouvoir » du jadis tout-puissant taureau.

J’ai souvent vu des mâles déchus, autrefois craints et respectés, tomber dans ce qui ressemblait à une profonde crise existentielle. Le roi vaincu commençait d’abord par s’isoler du reste du troupeau et refusait de s’alimenter tant la perte de son statut le rongeait de l’intérieur. Lorsque mon père apprenait la nouvelle d’une telle alternance, il disait toujours la même chose : « Vous savez, dans les cercles du pouvoir, l’unité de mesure de la chute, c’est la hauteur de l’ascension. Ce taureau est fini et le laisser dans le troupeau ne ferait que prolonger utilement son malheur. »

Chaque fois qu’un tel changement de garde se produisait, j’éprouvais une grande tristesse, car mon attachement à ces zébus était très sentimental et je savais que mon père se préparait à brader l’animal à un autre éleveur ou à un boucher. On ne peut pas demander au souverain d’hier de devenir l’heureux serviteur de son vainqueur. C’est ce que disait mon grand-père dans une telle situation, lui qui était aussi un grand amoureux des bovidés.

Disons que bien avant que je découvre la biologie du cerveau et son circuit de la récompense, dont le médiateur principal est la dopamine, ce neurotransmetteur impliqué dans la motivation et le renforcement de nos comportements de base incluant la quête des privilèges attachés au pouvoir, l’école de la vie avait appris à mon grand-père et à mon père que, même pour un taureau, se relever de la perte de son trône est une entreprise parfois insurmontable. Ils avaient aussi compris que de ce côté-là, l’humain n’était pas bien loin du zébu.

Le pouvoir peut être si addictif et aphrodisiaque que certains qui y ont goûté deviennent presque aussi toxicos que des héroïnomanes. Incapables de décrocher, ils sont alors prêts à se livrer à toutes les bassesses pour ne pas perdre ce grand privilège.

Pendant que des chefs s’accrochent jusqu’à la mort, d’autres vont préférer massacrer leur peuple et leurs opposants plutôt que de sortir du palais. Ce ne sont pas les exemples qui manquent pour illustrer cette triste réalité. À côté de ces cas extrêmes, il y a ceux qui se résignent et acceptent douloureusement leur nouvelle réalité. Le jour où Richard Nixon a compris que le cambriolage du Watergate provoquerait des dégâts irréparables à son mandat présidentiel, il est tombé à genoux en éclatant en sanglots et en frappant du poing sur la moquette. « Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce qui s’est passé ? », demandait-il, en larmes. Ainsi dit le primatologue Frans de Waal dans un bouquin intitulé La dernière étreinte. L’auteur ajoute que dans les derniers jours de Nixon, Bob Woodward et Carl Bernstein racontent que Henry Kissinger, son secrétaire d’État, a consolé le dirigeant détrôné comme un gamin en le prenant dans ses bras. Le sevrage de Nixon fut donc aussi dur que celui des taureaux déchus de ma jeunesse.

Là où mon père observait les zébus, pour mieux comprendre le phénomène, Frans de Waal s’est concentré sur les grands singes qui sont bien plus proches de nous. Chez nos cousins les chimpanzés, qui sont très politiques, la perte du pouvoir mène aussi très souvent à un vide existentiel, une anxiété d’exclusion et un profond mal de vivre. Le primatologue rapporte des exemples où des mâles chimpanzés privés de leur couronne arrêtent presque de vivre, refusent de participer aux activités et de s’alimenter pendant des jours.

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Donald Trump

Mais il y a un phénomène mentionné par l’auteur qui m’a particulièrement intéressé en cette fin de règne à la Maison-Blanche. Il raconte que chez nos cousins les chimpanzés, le roi déchu est souvent traité de la même façon qu’il avait régné. S’il était bienveillant avec ses subalternes, il reste souvent plus longtemps au pouvoir et peut continuer à vivre normalement parmi les siens après la perte du trône. Quant aux mâles alpha qui ont régné par la terreur et l’intimidation, leur fin de règne est souvent le début d’une vie de souffre-douleur. En effet, les cas de revanches très violentes, pouvant aller jusqu’au meurtre de ces monarques déchus, sont bien documentés dans la littérature.

Quel est le lien avec Trump ? J’y arrive. Chez les humains, quand on a beaucoup d’argent, il reste quoi pour monter toujours plus haut ? Il reste le pouvoir politique suprême, le seul qui permet de faire mal impunément. Pourtant, cette coupole de protection qui donne droit à toutes les dérives et les règlements de comptes est une bombe à retardement. En cause, une fois ce dôme de protection pulvérisé, comme chez les chimpanzés, le roi devenu nu peut passer très rapidement de redoutable prédateur à vulnérable proie.

Donald est un chef qui a fait beaucoup de victimes pendant les quatre dernières années. Le voilà maintenant dénudé et bien conscient de tous les pièges potentiels qui seront tendus sur son chemin par ceux qui voudront lui faire payer son arrogance et sa malveillance.

S’il refuse de lâcher prise et de céder la victoire à son adversaire, c’est aussi pour ne pas faire face à tous ces procès et ces règlements de comptes qui pourraient hanter le reste de sa vie, mais surtout celle de sa famille. Mais avec tous ces gens qui ne jurent que par son nom et son grand pouvoir médiatique qu’on ne peut lui enlever, force est d’admettre que Donald sera un roi sans trône dont il faudra aussi se méfier de la force de frappe. Sinon, comment expliquer le silence de la très grande majorité des barons républicains devant les coups de massue qu’il assène sur la démocratie américaine en parlant faussement de fraude massive et d’élection volée ? On verra. Peut-être que les élus républicains vont bientôt laver leur linge sale en famille, raisonner le président à l’abri des caméras et lui offrir une possibilité de sortie plus honorable que sa stratégie de mauvais perdant.

Étant donné que l’éléphant est l’emblème du Parti républicain, il y a une dernière chose à souligner sur le résultat des élections américaines. Même si Donald part, le trumpisme, qui est en grande partie une conséquence des dérives sociales, économiques, identitaires et clientélistes du Parti républicain, mais aussi des démocrates dans une moindre mesure, restera solidement ancré aux États-Unis. L’éléphant meurt, mais ses défenses demeurent. Ainsi diraient nos anciens en ces temps de choc post-Trump-matique américain.

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