Le 27 septembre dernier, ma vie a basculé et mon histoire personnelle a changé.

Petite fille de survivants du génocide des Arméniens perpétré par les Turcs ottomans en 1915, j’ai toujours eu cette lourdeur, cette tristesse innée, ce traumatisme transgénérationnel qui est logé en moi et qui y restera jusqu’à la fin de mes jours. C’est mon destin, c’est mon héritage : on ne choisit pas ses racines.

Depuis le 27 septembre, ma réalité a été altérée de façon tragique. Je suis passée d’être une descendante de survivants de génocide à un témoin d’un deuxième génocide perpétré par les mêmes agresseurs restés impunis et envers la même minorité ethnique. C’est un crime humanitaire qui a lieu aujourd’hui, sous nos yeux, alors que le président İlham Aliyev de l’Azerbaïdjan, soutenu par son grand frère idéologique, Recep Tayyip Erdogan, président de la Turquie, a entrepris ses frappes sur la république du Haut-Karabakh, Artsakh en arménien, et même sur le territoire de l’Arménie, en violant le cessez-le-feu qui perdurait depuis une trentaine d’années.

Il me faut faire un retour sur le contexte historique de ce conflit — je ne le connaîtrais assurément pas si je n’étais pas d’origine arménienne. Le territoire au cœur de ce conflit, Artsakh, est habité par des Arméniens chrétiens depuis des millénaires, comme en témoignent les cathédrales et églises construites dès l’an 600. Ce territoire a été donné à l’Azerbaïdjan en 1921 par Staline, alors qu’il dessinait les délimitations internes de l’URSS. Avec la dislocation de l’Union soviétique en 1991, la population d’Artsakh a tenu un référendum avec un taux de participation de 80 % et adopté la proposition avec 99 % des voix ; la population d’Artsakh a ainsi exercé son droit à l’autodétermination et a proclamé sa République.

Ce mouvement a été réprimé par l’Azerbaïdjan, causant une guerre qui dura trois ans et dans laquelle jusqu’à 30 000 personnes ont péri. En 1994, un cessez-le-feu fut négocié.

Depuis, cette paix froide a été perturbée à de nombreuses reprises, mais jamais avec l’ampleur des agressions dont nous sommes témoins aujourd’hui, jamais avec une offensive aussi préméditée et jamais avec la participation de djihadistes mercenaires importés de la Syrie ou du Pakistan et payés pour livrer un combat qui n’est pas le leur, en utilisant des drones et un arsenal d’armes sophistiqué banni sous le droit international, que seul l’argent du gaz et du pétrole d’Azerbaïdjan peut financer.

David contre Goliath

Leurs opposants : la minuscule armée d’Artsakh, l’armée de l’Arménie, les réservistes de l’armée arménienne, des volontaires de l’Arménie, mais aussi des humanitaires venus des communautés diasporiques arméniennes pour prêter main-forte : des médecins, des infirmiers, des psychologues, des architectes, des menuisiers, des musiciens. Ceux qui ne se sont pas déplacés se sont mobilisés, se sont levés comme une seule personne pour témoigner de leur soutien et de leur solidarité envers ceux qui sont au front : de la France au Canada, des États-Unis à l’Argentine, la diaspora arménienne a manifesté sa colère face à cette guerre de David contre un Goliath sur les stéroïdes, face à l’inaction de leurs gouvernements, des Nations unies, de l’OTAN et d’autres organismes qui devraient jouer un rôle pivot pour empêcher et stopper les crimes contre l’humanité perpétrés sous leur surveillance.

Avant le 27 septembre je pensais que ces entités, que les représentants élus de nos démocraties, se rangeraient sans équivoque contre le terrorisme et le génocide malgré les considérations économiques ou diplomatiques qui compliqueraient leurs relations avec les pays belligérants… Quelle désillusion !

Depuis le 27 septembre, je suis devenue l’ombre de moi-même. Je vaque à mes occupations le cœur lourd, mais je passe mes nuits, mes petits matins et mes fins de semaine à essayer… essayer de comprendre, essayer de faire comprendre, essayer de trouver une lueur de bonne nouvelle, de multiplier mes publications sur les réseaux sociaux, d’apprendre à faire une story parce que j’ai réalisé que celles-ci sont plus efficaces… Essayer de trouver une façon de transmettre la gravité de la situation à mes amis, à mes collègues et au monde entier qui croit aux droits de la personne et à l’humanité.

Que faut-il faire pour que nos sociétés se réveillent et agissent devant cette tragédie humaine, devant ce génocide qui se joue devant nos yeux et que le monde semble hélas ignorer ?

PHOTO KAREN MINASYAN, AGENCE FRANCE-PRESSE

La cathédrale Ghazanchetsots (ou Saint-Sauveur) endommagée, à Chouchi, au Haut-Karabakh

Au moment d’écrire ces mots, j’apprenais qu’une maternité venait d’être bombardée à plusieurs reprises. Imaginez un instant Sainte-Justine bombardé ! La semaine passée, la cathédrale Saint-Sauveur de Chouchi a été ciblée, alors que femmes et enfants y prenaient refuge des bombardements. Imaginez notre oratoire Saint-Joseph bombardé ! C’est bien ce qui arrive en ce moment même, alors que les médias du monde entier n’en font aucune mention ou si peu. Il n’y a que nous, une poignée d’Arméniens à travers le monde, qui essayons d’alerter nos concitoyens de cette tragédie à coups de publications sur les réseaux et de manifestations, pour tenter de faire face à la campagne de désinformation azérie.

En 1915, les Ottomans ont profité de la Première Guerre mondiale pour perpétrer le génocide des Arméniens ; aujourd’hui les Azéris, soutenus par la Turquie, profitent de la pandémie et de l’incertitude créée par les élections aux États-Unis pour passer sous le radar des grandes puissances du monde et continuer l’œuvre de leurs ancêtres : exterminer le peuple arménien chrétien qui est un obstacle aux aspirations d’Erdogan de rebâtir un empire panturc à l’image de l’Empire ottoman.

La vie continue, même si les Québécois comme presque tous les peuples à travers le monde vivent avec les conséquences désastreuses de la pandémie. Mais pour les Arméniens à travers le monde, pour moi et pour chaque Arménien que vous, cher lecteur, connaissez de près ou de loin, la vie s’est arrêtée ce 27 septembre dernier, car depuis ce dimanche noir nous vivons dans la terreur de voir notre peuple anéanti, une fois de plus.

Sans vouloir minimiser le stress et l’anxiété que vous éprouvez, de mon côté, je peux affirmer que ma douleur est telle que je sens que serais prête à échanger un an de vie en mode pandémie pour chaque jour de douleur que je vis depuis le 27 septembre !

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