Il n’est pas certain que les pratiques de déboulonnement de statues puissent traduire raisonnablement les exigences de justice et d’égalité liées à la lutte antiraciste. Car les changements institutionnels et comportementaux que suppose le combat contre le racisme ne sont pas causalement liés à la façon dont la mémoire collective s’incarne dans l’espace public : les injustices systémiques liées à la différence de couleur ou à l’origine ethnoculturelle n’ont, a priori, rien à voir avec la statue de John. A. Macdonald à la Place du Canada.

Ce sont même deux problématiques complètement distinctes, bien que l’on puisse les inclure dans une réflexion plus large qui consisterait à traiter des rapports entre la justice politique et la justice mémorielle. De même, il semble y avoir une contradiction à bénéficier des protections que confère la citoyenneté canadienne et à refuser la présence dans l’espace collectif de ceux qui ont bâti le Canada dans sa configuration politique et institutionnelle actuelle.

Être Canadien, c’est quelque part accepter d’être l’héritier de l’histoire canadienne à la fois dans sa dimension positive et négative. Certes, l’État canadien, comme tout État, est le produit des rapports historiques de domination ; et il est inacceptable et injuste que certains de nos concitoyens continuent d’être dans des positions de vulnérabilité extrême sous l’effet de cette part négative de notre histoire.

Toutefois, exiger que cette détestable situation change ne devrait pas prendre la forme d’un rejet de ceux qui ont été, entre autres, les acteurs de ce passé violent et criminel.

Ce serait s’amputer d’une part importante de notre identité comme communauté politique. Surtout pour les minorités historiquement dominées, cela reviendrait à invisibiliser la trace traumatique qui les singularise comme être historique. Être Afro-Américain ou Autochtone vivant au Canada, c’est être au confluent d’une identité historique et politique contradictoire, parfois très difficile à assumer, mais qu’il est possible de transformer en un lieu où la violence du passé permet d’ériger des solidarités capables de prévenir les barbaries à venir. En ce sens, les statues de personnages comme John. A. Macdonald dans l’espace public, loin d’être interprétées comme le produit indéracinable d’un racisme systémique, pourraient être le miroir de ce que nous avons été de meilleur et de pire. Et la conscience de ce passé paradoxal, exploitée à des fins pédagogiques, pourrait nous engager à refonder le devenir de notre communauté politique sur les promesses d’un humanisme plus équitable et juste. Celui qui nous permettra de partager un espace commun sans pour autant nous tenir pour indifféremment interchangeables. Un humanisme de la diversité, pour reprendre l’expression du philosophe Alain Renaut.

L’idée ici n’est pas de délégitimer, sous couvert d’humanisme, les demandes de reconnaissance politique que formulent les minorités. J’entends et je partage les revendications liées à un espace public et institutionnel représentatif de la diversité de la population. Cette exigence, contrairement à ce que pensent certains critiques, est loin d’être l’expression d’une logique diversitaire devenue tyrannique.

De même, je conçois tout à fait que la statue de Macdonald puisse infliger une violence symbolique aux descendants des Premières Nations. Ma conviction toutefois est de lier les exigences de justice à la possibilité de construire et de conserver un monde commun avec les descendants des peuples européens. Car notre présent est fils de la même histoire. Sans le vouloir, nous sommes les héritiers d’une violence fondatrice commune.

Il dépendra de nous que les leçons de cette histoire deviennent le point de départ d’un engagement collectif visant à réaliser les promesses de l’égalité démocratique, ou que ce passé commun nourrisse d’interminables tensions improductives qui prédisposeront les esprits à la fabrique de la haine, du ressentiment et du rejet mutuel.

C’est parce que les pratiques de déboulonnement des monuments historiques risquent de nous engager dans la seconde voie d’un rapport non constructif à l’histoire et à son impact sur notre devenir commun que j’estime plus raisonnable d’inscrire la lutte contre le racisme dans une réflexion collective sur l’organisation institutionnelle et les structures de pouvoir capable de relever les défis éthiques et politiques liés à la diversité sociale.

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