Comme les autres urgences qui l’ont précédée, la crise de la COVID-19 n’a pas manqué de mener au renforcement des pouvoirs de l’exécutif vis-à-vis des deux autres branches de gouvernement. Le projet de loi 61 déposé par le président du Conseil du trésor ne fait pas exception à cette règle historique universelle.

Le gouvernement veut s’émanciper des contrôles bureaucratiques habituels pour accélérer le plus possible la reprise de l’économie québécoise. Cet objectif est peut-être louable. Mais le moyen déployé pour y arriver est dangereusement disproportionné. Au nom de l’efficacité et de la liberté de gestion, le projet de loi 61 confère d’importants pouvoirs au gouvernement. Le problème est qu’en contrepartie, aucune garantie crédible n’est offerte sur le plan de la transparence et de l’imputabilité. Dans un projet de loi qui compte des dizaines de pages pour décrire les nouveaux pouvoirs dont s’arrogent l’exécutif, à peine neuf lignes contenues dans un seul article (29) sont consacrées à la reddition de comptes.

Une trop forte concentration d’autorité

L’économiste américain Robert Klitgaard définit la corruption par la formule suivante : C = M + D - I, c’est-à-dire que la corruption serait le produit d’un monopole exercé par une organisation ou un groupe d’individus, sur des décisions publiques prises de façon discrétionnaire sans grande imputabilité. Vu sous cet angle, le projet de loi 61 contient tous les ingrédients susceptibles de faciliter les échanges corrompus entre l’État et l’économie.

D’abord le monopole de la décision. Le projet de loi concentre comme jamais auparavant le pouvoir décisionnel au centre du gouvernement, en particulier au Conseil du trésor – un comité du Conseil des ministres qui relève directement du premier ministre. Dans les faits, les pouvoirs délégués seront collectivement exercés par le Conseil du trésor, le ministère des Finances, celui de l’Économie et, bien sûr, le Bureau du premier ministre. Le projet de loi réduit le nombre de joueurs ayant voix dans le processus décisionnel à ces quatre acteurs centraux et politiquement dominants. Les ministères sectoriels se voient relégués au rang d’exécutants. La décision politique devient ainsi moins pluraliste et moins assujettie à des débats contradictoires.

Le rétrécissement de la chaîne décisionnelle à un petit groupe d’individus de même opinion entraîne souvent avec elle la « pensée de groupe » (groupthink); un phénomène associé à de nombreuses dysfonctions dans les organisations.

Quand la Couronne le « juge opportun »

Vient ensuite la discrétion. Le projet de loi 61 confère d’énormes pouvoirs discrétionnaires au gouvernement dans le choix des projets à accélérer et dans les méthodes et processus à utiliser. Le projet de loi permet à l’exécutif de gouverner par décrets pour les quelque 200 projets mentionnés dans l’annexe. Le Conseil des ministres pourra dorénavant modifier des lois ordinaires par simples règlements.

Le gouvernement se donne, entre autres, le droit d’exproprier, de négocier des contrats publics gré à gré, d’éluder les évaluations environnementales sans qu’aucun critère ne balise à l’avance sa conduite.

Le gouvernement peut ainsi agir librement sur la base d’une simple appréciation subjective d’opportunité. Sans critère clair pour déterminer quand et comment ces nouveaux pouvoirs seront utilisés, tous les abus deviennent possibles.

L’imputabilité manquante

Enfin, l’absence de mécanisme crédible de reddition de comptes. C’est autour de ce troisième élément pouvant favoriser la corruption que le projet de loi frappe le plus fort. L’article 51 prévoit en effet rien de moins que « l’immunité de poursuite judiciaire » pour tous ceux et celles qui auront agi de « bonne foi » dans l’exercice des pouvoirs conférés par le projet de loi. Ce sera au gouvernement et au tribunal partisan de décider qui est de bonne foi. Cette promesse d’impunité ouvre grande la porte aux malversations.

Les pouvoirs extraordinaires que le projet de loi 61 accordent au gouvernement doivent être assortis d’une structure de reddition de comptes tout autant extraordinaire. Les objectifs d’efficacité et d’imputabilité doivent être mieux équilibrés. Les Québécois ont exprimé un taux de confiance important au gouvernement tout au long de la pandémie. Mais cette confiance ne suffit pas à justifier le chèque en blanc que le gouvernement se donne avec le projet de loi 61.

À tout le moins, un projet de loi révisé pourrait contenir une clause prévoyant la réalisation d’un audit approfondi mené par le Bureau du vérificateur général (BVG) au moment de la cessation du programme de relance que la loi veut mettre en œuvre. Ceci constituerait une sorte d’épée de Damoclès qui inciterait les décideurs à bien se conduire. Pour mener sa mission, le BVG devrait disposer des moyens nécessaires et de l’accès aux documents pertinents, sans être systématiquement bloqué par le secret des délibérations du Conseil des ministres. Sans un changement comparable, ce n’est pas que l’économie qui sera relancée par le projet de loi 61, mais aussi la corruption.

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