Comment domestiquer le nuage aérosol de gouttelettes éventuellement chargé du SARS-CoV-2, virus responsable de la COVID-19, qui s’échappe de nos bouches quand nous respirons et parlons ? De nombreux pays s’intéressent aux applications de traçage numérique pour accompagner le déconfinement.

L’un de ces projets est celui développé par le laboratoire Mila à Montréal. Contrairement à d’autres, cette application ne se limite pas au traçage des contacts historiques, mais propose de calculer un prédicteur individualisé de risque de contagion. Selon ce risque, une recommandation sera envoyée automatiquement : prendre plus de précautions, faire un test, s’isoler. Or ces projets font débat, et il est important de pouvoir examiner leur pertinence et leurs conséquences sur le « vivre-ensemble ».

Pour une mise à l’épreuve sociale

Une question retiendra notre attention : quels pourraient être les effets de ces applications sur nos expériences individuelles et sociales ? Comme dans de nombreux discours sur la « ville intelligente », ces projets présentent le biais d’une représentation très idéalisée des usagers : de classe moyenne, connectés, compétents, intéressés par toute initiative d’encapacitation. Or avant de déployer un dispositif de cette envergure, il peut être intéressant de le mettre à l’épreuve par des scénarios d’usage, pour mieux explorer les situations éthiques échappant au cadrage effectué par ses promoteurs. Cinq types de hors champ pourraient être rendus visibles.

Qu’est-ce qu’un dispositif ?

La sociologie nous apprend que le succès d’une innovation relève de sa capacité à organiser un écosystème inédit, en agençant autour d’une vision des acteurs et des ressources complémentaires. Il faut donc que toutes les pièces du puzzle soient réunies pour qu’un dispositif fonctionne : sans téléphones et tests suffisants, congés maladie garantis, espace de télétravail de qualité, pistes cyclables et espaces publics augmentés, centres de données carboneutres, l’application deviendrait inefficace.

Par exemple, la demande de test pourrait fortement croître dans un quartier aisé où la contagion est maîtrisée au détriment de la disponibilité de ces mêmes tests pour un quartier plus modeste en situation critique.

Des salariés craignant de perdre leur emploi, car ils n’ont pas la possibilité de travailler de chez eux, pourraient ne pas télécharger l’application.

Faux positifs, faux négatifs

Un seuil de détection sensible par Bluetooth fera apparaître chez les personnels de la santé des cas de faux positifs, alors qu’ils suivent tous les gestes barrières recommandés. Une situation potentiellement stressante pour ces citoyens engagés « sur le front ». Inversement des personnes de retour au travail pourraient utiliser le prédicteur de risque pour se rassurer sur le profil biologique de leurs collaborateurs et abandonner tous les gestes barrières par excès de confiance.

Perte de solidarité et stigmatisation sociale

En permettant des prédictions de santé de plus en plus personnalisées, l’usage de l’intelligence artificielle peut conduire à une démutualisation face aux risques et à une société du « chacun pour soi ».

Les personnels essentiels, qui sont plus exposés à la COVID-19, ont largement contribué à maîtriser la pandémie par leur dévouement exemplaire. Il serait injuste qu’on leur refuse l’accès d’un centre commercial, ou qu’ils soient victimes de stigmatisation lorsqu’ils rentrent chez eux.

Des centres commerciaux pourraient en effet utiliser des antennes Bluetooth pour savoir si leurs clients ont bien activé l’application. Des groupes de personnes pourraient aussi partager les cas d’alerte de contacts dont ils ont connaissance, et tenter de reconstituer la carte de leurs adresses.

Déconnexion des apprentissages

Un bon dispositif devrait connecter entre eux les apprentissages de tous les acteurs. Or la mesure de distance par Bluetooth n’a pas de compréhension des situations concrètes de côtoiement (intérieur ou extérieur, avec ou sans masque) et elle est aveugle aux évènements fugitifs (un éternuement dans une file d’attente). Les recommandations qui en résulteront ne donneront donc pas d’explications contextuelles et demeureront des énigmes pour les usagers. Cette application ne sera donc pas un outil d’apprentissage pour les entreprises réorganisant le travail, pour les urbanistes réaménageant la rue pour y accueillir des lieux de vie sécuritaires, pour des restaurateurs reconcevant leur terrasse, pour des enquêteurs de santé publique donnant des conseils d’organisation aux familles, ou pour des citoyens réinventant le rituel d’une soirée entre amis.

Détournements et adaptations

La sociologie des usages montre enfin que les objets sont souvent l’occasion d’adaptation et de détournements imprévisibles : utilisation malveillante du téléphone d’une personne malade placé intentionnellement et à son insu à côté du téléphone d’une autre personne, reprise du code de l’application et légitimation de nouveaux usages, par exemple pour les appels à témoignage dans les enquêtes de police.

Les outils de gouvernement ont un mode d’existence. Leurs effets peuvent se limiter à renforcer le statu quo social, ou au contraire rendre possibles des apprentissages inédits pour imaginer comment nous pourrions mieux vivre ensemble. Il n’est pas certain que ces applications de traçage prédictives répondent au second objectif.

* Codirecteur du Lab Ville prospective et coresponsable de l’axe Environnement et villes intelligentes de l’Observatoire international sur les impacts sociétaux

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