Les décès, cette statistique vitale pour évaluer la progression de l’épidémie et la qualité de notre réponse collective pour la juguler, doivent redevenir autre chose qu’un chiffre.

Notre société a perdu, me semble-t-il, sa capacité à s’émouvoir autrement que dans la spontanéité d’une émoticône sur les réseaux sociaux. Même la perte de piliers de notre vie culturelle, sociale et civile passe presque incognito, avec un léger spasme spontané. Alors qu’il n’y a pas si longtemps, on savait prendre le temps de laisser place à l’émotion, la précipitation de la vie moderne nous a éloignés d’un élément essentiel au deuil : le temps. Ainsi, il n’est plus rare de souligner rapidement la mort d’une grande actrice, d’un politicien, d’un personnage influent de la société civile pour ne plus y revenir, sans mesurer la perte, sans rappel de l’histoire derrière la manchette. Si vous avez omis de regarder le téléjournal ce jour-là ou de lire le journal, vous l’ignorerez. Imaginez alors la rapidité de l’oubli de gens qui n’ont pas la même notoriété…

Et pourtant, rarement dans l’histoire du Québec a-t-on eu une raison et une obligation de bien vivre le deuil. Nous avons le temps, imposé par le confinement. Mais surtout, nous côtoyons, de loin et avec une zone de respect sanitaire, des milliers de gens endeuillés par la COVID-19 qui passent inaperçus par la restriction des interactions sociales.

Ceux-ci se sont vu imposer un processus de deuil amputé par l’impossibilité d’un dernier accès aux mourants, par la restriction de voir les défunts, par l’abolition des rites funéraires, par l’absence d’un regroupement, aussi maladroit soit-il, permettant de constater et d’obtenir l’appui et l’expression des sympathies de l’entourage.

Tout s’installe pour favoriser l’émergence d’un deuil pathologique chez une forte partie de la population.

Car il y a des phases bien décrites au processus de deuil menant à l’acceptation d’un fait qui, à la fin, est la réalisation de la vulnérabilité et du caractère éphémère de l’âme humaine, expression que j’utilise ici sans référence religieuse aucune. Le déroulement des évènements des derniers mois a été rapide malgré le long temps d’exil non volontaire ressenti par la majorité de la population, et en a laissé plusieurs pour compte, les obligeant à un confinement d’un autre ordre : le deuil.

Il faut espérer que la plupart sauront trouver les mesures de sortie de ce second confinement. Parce que le deuil pathologique peut mener à un trouble à se réinsérer dans la vie, à poursuivre, à s’ajuster à une nouvelle réalité pour en jouir à nouveau. Et nous avons tous notre rôle à jouer à cet égard, individuellement, auprès de personnes que l’on sait avoir subi la perte d’un être cher, mais aussi collectivement.

Un précédent

Le Québec n’a pas d’historique récent d’un évènement ayant causé autant de morts liés à une seule cause en si peu de temps. Pas de tsunami, pas de guerre du Viêtnam, pas de famine causée par le climat, pas de conflit civil, pas de confrontation sociale armée sur les droits civiques, pas de 11-Septembre. Rien qui nous ait portés, depuis des décennies, à renommer une fête nationale ou à rebaptiser un jour férié. Nous n’avons pas de jour en l’honneur d’un Martin Luther King, par exemple, et nos jeunes n’ont qu’une idée bien sommaire de la signification de l’Armistice ou de la journée des Patriotes.

Peut-être aurons-nous besoin d’un jour spécifique pour reconnaître collectivement les pertes causées par la COVID-19, pour appuyer ceux que l’on veut aider dans leur deuil.

Il ne s’agit pas ici d’une façon de se détourner du devoir de rétroaction et d’analyse de ce qui a causé toutes ces pertes en vies humaines. Au contraire, une journée nationale de deuil permettrait de cristalliser notre devoir de mémoire, notre sympathie à l’égard de ceux qui risquent de souffrir longtemps, notre sentiment de communion pour réaliser non seulement les pertes en vies humaines, mais aussi tous les petits deuils vécus individuellement depuis l’avènement de la COVID-19. L’empressement au déconfinement et au retour à la vie « normale » doit selon moi transiter par un recueillement ressenti, sinon imposé.

Je propose donc, alors que le printemps semble finalement s’imposer et avec lui l’odeur du renouveau, que nos ordres de gouvernement songent à la meilleure façon d’allier compassion et participation pour que tous les citoyens québécois puissent émerger de cette période sombre de l’histoire récente de notre province.

Marguerite Yourcenar a écrit : « Personne ne sait encore si tout ne vit que pour mourir ou ne meurt que pour renaître. » Cette incertitude doit donc nous inciter à reconnaître le deuil comme un acte de vie que l’on doit faciliter à la mesure de nos moyens d’humains qui, sans connaître la raison philosophique de la vie et de la mort, ont la capacité de ressentir et d’aider par compassion.

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