Tu es née au début des années 30 dans un Caire quasi-européen qui préférait les blondes aux brunettes. Comme celle qui deviendrait la star Dalida, tes sœurs et toi étiez perçues comme des étrangères dans votre propre pays. 

Tu avais des origines arméniennes, syriennes et tu parlais français. Ta culture familiale t’avait imprégné d’élégance aristocratique et déjà, jeune fille, celle-ci t’allait comme un gant. À 16 ans, tu t’es mariée avec un homme de bonne famille d’où s’ensuivraient cinq enfants, un garçon et quatre filles. Ton cœur s’est brisé lorsqu’une d’entre elles a succombé à une maladie qui était à l’époque encore ravageuse.

Tu n’étais pas riche, mais tu étais à l’aise. Ton mari avait un bon poste de direction dans une banque, et toi, tu confectionnais des œuvres d’art de haute couture, toujours en demande. Tu aimais les plus beaux tissus de Paris, les boutons les plus raffinés de Beyrouth et tes enfants étaient toujours tirés à quatre épingles.

Dans les années 50, l’Égypte s’est transformée : les règnes ont fait place aux dirigeants politiques et les systèmes socio-économiques en ont été touchés. À la fin des années 60, tu as ramassé ta portée pour faire partie d’une vague massive qui choisissait l’exode pour la promesse d’un meilleur avenir.

Avec le soutien d’autres immigrants, ta famille a été accueillie dans un Canada au multiculturalisme à la Trudeau (père) et dans un Montréal francophone à l’accent québécois qui t’était inusité.

Tu as vécu le déracinement, dans un appartement plus modeste, avec un emploi de nuit pour ton mari et des enfants qui grandissaient. Tu montais la pente du chemin de la Côte-des-Neiges en talons hauts pour aller travailler chez Michel Robichaud, un des meilleurs couturiers. Le sourire n’était pas facile, mais la détermination y était.

Tes enfants ont grandi, travaillé et étudié à l’Université de Montréal, à Polytechnique et à l’Université McGill. Comme tu l’espérais, ils se sont tous mariés avec des gens de bonne famille. Avec ton dur labeur, ta persévérance et tes hautes exigences, tu as réussi à leur inculquer des valeurs industrieuses et vaillantes. Après les années 70, tes enfants sont devenus parents et tu es devenue grand-maman de 10 enfants.

Tu as eu mal au dos, aux yeux, et le sourire n’était pas facile. Mais tu avais un sens de l’humour marqué d’une intelligence rapide et indéniable.

Après 59 ans de vie commune (comme il ne s’en fait plus), tu as perdu ta moitié. Celui qui n’oubliait jamais de te mettre des gouttes dans les yeux, qui remplissait le lave-vaisselle, qui s’assurait que les comptes étaient bien payés et que les portes étaient bien barrées. Tu as eu mal, mais tes enfants étaient près de toi.

Avec le temps, tu es devenue plus fatiguée, plus aveugle et des soins quotidiens ont été nécessaires. Tes enfants ont choisi la plus belle résidence où ils sont allés te rendre visite toutes les semaines. Lorsque tu es devenue moins autonome, il a fallu te transférer pour que tu reçoives plus de soins de santé.

C’est alors que toi, chère grand-maman, Thérèse Stavro née Mourad, as fait ton entrée dans une des institutions les plus essentielles de la société québécoise, un des CHSLD de Montréal.

Pendant quelques années, ma mère et ses sœurs sont allées te visiter chaque semaine, s’assurant que tu aies toujours de la compagnie, de petites gâteries et des histoires pour te faire sourire.

C’est au temps de Trudeau (fils), le 13 mars 2020, que ma mère et ses sœurs ont appris qu’elles ne pourraient te rendre visite pendant un certain temps. Pendant les semaines qui ont suivi, une crise majeure dans les CHSLD a fait la une des médias. Et dans une de ces journées confinées, elles ont reçu l’appel d’une des gentilles infirmières qui s’occupaient de toi : tu étais au sein d’une propagation rapide de cas confirmés de COVID-19. Ces personnes généreuses et travaillantes — Melena, Fernanda et d’autres du CHSLD du boulevard Gouin — ont pris la peine, entre deux mourants, de prendre le téléphone pour donner à maman des nouvelles quotidiennes. 

La semaine dernière, nous avons su que ton test s’était avéré positif. Et, le 28 avril, parmi des milliers d’autres, tu as fini par t’envoler. 

Tes 10 petits-petits-enfants se souviendront du temps du coronavirus, où tu es partie te reposer avec plein d’autres grands-parents. Ils se souviendront la célébration de ta vie, où le salon funéraire était dans une salle virtuelle qui s’appelait Zoom. Ils se rappelleront que leur arrière-grand-maman était entourée de vrais héros qui se battaient au front d’un CHSLD.

Tu sais, maman et ses sœurs sont passées te voir 24 heures avant ton dernier souffle. Les gentilles les ont habillées au complet pour les protéger, une à la fois. Elles ne pouvaient te toucher, mais elles voulaient te dire à quel point elles t’aimaient, te remercier pour tous les sacrifices que tu avais endurés. Tout simplement pour tout leur donner. 

Ma mère et ses sœurs ont aussi remarqué que l’endroit n’était plus tout à fait le même petit hôpital pour personnes âgées. C’était devenu un centre de soins palliatifs. 

Mais grand-maman, sache-le bien : avant et pendant la pandémie, tu n’auras pas perdu ta dignité. Cette dignité pour laquelle tu t’es battue tout au long de ta vie. Même la COVID-19 n’aura pas réussi à te l’enlever.

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