À l’été 2008, à l’âge de 18 ans, j’étais préposée aux bénéficiaires dans un centre privé du Bas-Saint-Laurent.

Cet été-là, j’ai cherché un emploi sans relâche et je n’en ai trouvé aucun. Il faut dire que je n’avais d’expérience en rien et que j’arrivais fraîchement de ma tumultueuse épopée adolescente en Gaspésie où je n’avais jamais été appelée à travailler. 

Je suis donc allée cogner à la porte de ce centre pour personnes âgées. On m’a demandé si j’étais une personne gentille et j’ai répondu : « Je crois que oui. » Ce fut l’entrevue la plus courte de ma vie et j’ai été engagée sur-le-champ. On m’a dit : « À un certain moment, il se peut que tu sois appelée à changer la couche de quelqu’un. » « Ah, OK », que j’ai répondu, avec une pointe d’inquiétude. À ce moment-là, ça m’était présenté comme « un acte exceptionnel ».

Puis, ma première journée, j’étais « entraînée » par un homme très gentil du nom d’Éric qui pratiquait le métier depuis plus de 10 ans. Il était revenu dans la région après avoir abandonné son rêve de devenir comédien à Montréal. Il ne semblait pas triste, il en parlait encore avec passion. Je crois qu’en fait, il aimait bien sa nouvelle vocation.

Éric me montra comment utiliser la machine qui servait à déplacer un patient du lit à la chaise, comment laver les dentiers, prendre en note les collations, comment et qui conduire vers la salle à manger, et puis il m’amena dans cette chambre. 

Une pile d’Ensure trônait à côté du lit. La pièce, silencieuse, d’un silence que je n’avais encore jamais côtoyé, semblait à l’extérieur du temps. À côté, peut-être. Une femme était étendue dans le lit, son corps épousait la forme du matelas comme si elle s’y trouvait depuis le tout début de sa vie. Même les murs semblaient endormis. Éric referma la porte pour enfermer la paix à l’intérieur de la chambre. 

Puis, il m’enseigna avec humilité à nourrir une mourante. Je crois qu’à ce moment-là, mon étonnement avala mes larmes.

Je ne pouvais croire que j’étais en train de vivre cet instant si intime, si grave, un pied dans sa tombe, entière dans le ventre intrinsèque de sa vulnérabilité. 

J’étais au chevet d’une femme que je venais tout juste de rencontrer. Puis, deux personnes entrèrent dans la pièce, ses enfants, je crois. Nous sommes sortis pour les laisser seuls et nous avons continué notre besogne. Le lendemain, le lit était défait et la chambre était déjà libre, prête à accueillir quelqu’un d’autre.

Dès la deuxième journée, je fus laissée à moi-même et je commençai à travailler. J’appris que le changement de couche ne serait pas une exception, mais plutôt la routine, et celle-ci me déplut moins que ce que j’avais imaginé. Le fait est que je m’attachais à ces personnes. À cette dame qui sonnait la cloche et faisait semblant de devoir aller aux toilettes, m’avouant une fois sur le trône qu’elle voulait juste être avec moi et me regarder.

Elle aimait mon visage juvénile et mes robes ; je crois que ça la ramenait à sa propre jeunesse.

Je m’attachais aussi à cet homme grincheux à qui je réussis à arracher le premier sourire un jour en lui faisant la barbe. Je me souviens de lui, seul dans sa chambre, qui terminait le cornet de crème glacée que son fils venait de lui acheter avant de repartir et de le laisser seul avec le magot, la bouche toute beurrée de vanille. Lui qui sonnait la cloche au milieu de la nuit, simulant un mal de jambe pour finalement m’avouer vouloir simplement manger quelques « gaufrettes » (jusqu’au jour où je lui en amenai systématiquement). Je crois que c’était son médicament le plus efficace.

Il y avait aussi ce couple. Lui, farceur et espiègle et elle, un peu grognonne. Je les voyais arriver au dîner. Il la poussait dans sa chaise roulante en la faisant rire. Je les visitais aussi la nuit ; il m’appelait pour que je vienne changer ses vêtements à elle, souillés d’urine. Je me souviens de m’être dit « wow, ils sont toujours amoureux ! »

Tous les deux dans leur chambre sans fenêtre, au bout de leur vie, une certaine lumière entrait pourtant.

Et cette dame atteinte d’alzheimer qui attendait chaque jour, dans son habit du dimanche, son fils Denis à la porte centrale. Je n’ai jamais vu Denis franchir cette porte.

Cet été-là, en 2008, je savais que j’étais en train d’apprendre quelque chose d’important. Je savais que cette expérience m’habiterait pour le reste de ma vie. Même s’il me semblait bizarre de confier une soixantaine de personnes âgées à une jeune fille de 18 ans et de la laisser seule la nuit avec eux avec comme toute sécurité un numéro d’urgence.

Parce qu’on peut répondre « oui » quand on nous demande si l’on est gentil sans nécessairement être un bon juge pour soi-même. Il me semble qu’il devrait être plus complexe d’accéder à un poste dans un centre de ce genre que dans une pataterie, aussi délicieuses ces patates soient-elles.

À la fin de l’été, quand j’ai dit au revoir aux résidants pour reprendre l’école, la dame un peu grognonne dont je parlais plus tôt m’a offert une vieille montre dont les aiguilles sont depuis demeurées figées sur les mêmes chiffres. Comme ce souvenir indélébile que je garde d’eux. Ils m’ont rendue meilleure.

Comme quoi, parfois, on ne se doute pas qu’une simple petite job d’été puisse devenir une expérience salutaire.

Je salue tous les travailleurs du milieu de la santé. Je vous couvrirais de bijoux et vous réciterais des poèmes en latin (j’apprendrai le latin) pour vous exprimer l’ampleur de ma reconnaissance.

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