Quand des événements majeurs comme cette pandémie nous déstabilisent, il arrive que la nostalgie braque nos pensées sur le rétroviseur de notre vie.

Cette semaine, j’ai pensé à mon père qui, après mon grand-père, se préoccupait des jeunes arbres qui poussaient dans ses champs comme on s’occupe du bien-être d’un enfant. J’ai pensé à mon grand-père qui disait souvent que si les plantes pouvaient parler, elles auraient bien des choses à enseigner aux humains sur la vie. 

Bon, je dois avouer aussi que cette nostalgie paysanne a été alimentée par l’actualité scientifique. En effet, depuis quelques jours, la nicotine défraie la chronique comme molécule préventive contre la COVID-19. Au centre de cette hypothèse ? La sous-représentation très significative des fumeurs chez les malades observée en France, en Chine et aux États-Unis.

La nicotine semble, selon certains scientifiques, avoir un effet protecteur contre la COVID-19. Pas besoin de vous dire que les espoirs se sont emballés de nouveau vers cette direction.

Même la British American Tabacco nous a annoncé travailler sur un vaccin à partir des feuilles de tabac. Cela dit, même si l’hypothèse semble crédible, je ne veux pas entrer dans les détails scientifiques de cette nouvelle qui risque de devenir une gigantesque opportunité de propagande pour l’industrie du tabac qui cherche à redorer son sombre passé sur la santé publique planétaire.

À la place, je veux discuter plus généralement du pouvoir des plantes. En cause, la nicotine est juste une autre arme d’origine végétale appelée à la rescousse de l’humanité. Avant elle, les espoirs étaient braqués sur la colchicine et la quinine, qui sont aussi des alcaloïdes d’origine végétale. La colchicine est extraite originellement des colchiques d’automne et la quinine vient d’une plante originaire d’Amérique du Sud appelée le quinquina.

Comme c’est souvent le cas, pressés de trouver la molécule de la rédemption, les humains se sont tournés vers les végétaux.

Les mêmes plantes qu’ils méprisent, insultent, détruisent, et dont ils massacrent la biodiversité à la grandeur de la planète. 

Permettez-moi de rappeler que dans la langue française, les références aux plantes cachent très souvent un certain mépris de la part des animaux mobiles que nous sommes. Quand l’humain végète, il n’est jamais loin de l’inertie cérébrale à partir de laquelle le vivant et la roche se confondent. Se faire comparer à une plante verte ou se faire traiter de légume est tout aussi réducteur. Quand un film est mauvais, c’est un navet, quelqu’un qui est un peu con est un cornichon, lorsqu’une personne est confuse dans ses idées, il est dans les patates et un mauvais journal est une feuille de chou, etc. Je ne passerai pas en revue tous les qualificatifs populaires et expressions qui témoignent de notre incompréhensible mépris pour le monde végétal que mon grand-père dénonçait à juste raison.

PHOTO GETTY IMAGES

Nicotiana attenuata

Pourtant, quand on y pense, tout humain devrait se réjouir de se faire assimiler à une plante verte. Quelle belle promotion existentielle pour un animal de se faire comparer à un autotrophe qui a juste besoin de soleil, d’eau et d’ingrédients présents dans la biosphère pour vivre et faire vivre les autres ! Au-delà de leurs incomparables capacités métaboliques qui nous nourrissent et nous soignent, les plantes sont des ancêtres qui ont eu le temps de peaufiner leurs défenses contre les pathogènes, y compris les virus dont elles sont tout aussi victimes.

D’ailleurs, c’est avec les plantes que nous avons appris que les virus existaient sur la planète.

En 1892, le biologiste russe Dmitri Ivanovski a été le premier à mettre en évidence l’existence d’agents infectieux dont la taille moyenne est très inférieure à celle d’une bactérie. Sur quoi travaillait Ivanovski ? Sur la mosaïque du tabac, qui est une maladie virale. Ce chercheur avait envoyé un extrait broyé de feuilles de tabac malades dans un filtre dont les pores pouvaient retenir les bactéries. Après cette étape de clarification, Ivanovski se rendit compte que le filtrat était encore capable de transmettre la maladie. Il pensa alors que c’étaient des toxines ou des spores bactériennes qui étaient les agents infectieux cachés dans le filtrat.

Cette expérience marque le début des balbutiements scientifiques qui allaient mener à la découverte des virus. L’apparition du microscope électronique au début des années 30 facilitera les avancées sur cet autre monde caché, qui est un des plus spectaculaires de la création. Depuis ce coup main du tabac, aujourd’hui, on sait par exemple qu’en termes de biomasse de carbone, les virus sont bien plus représentés sur la planète que les humains. Il y aurait trois fois plus de biomasse virale que de biomasse humaine dans la biosphère.

Les plantes se sont défendues contre les microbes pendant des millions d’années avant que les animaux ne se pointent sur le continent. Pour reprendre la formule du médecin et évolutionniste Steven R. Gundry, les premières bestioles à sautiller sur la terre ferme y auraient débarqué avec un retard de 90 millions d’années sur les plantes. L’arrivée de ces bibites mangeuses de feuilles, suceuses de sève et creuseuses de galeries dans les branches a forcé les plantes, qui ne pouvaient pas fuir ces agresseurs, à développer une incomparable expertise dans la production d’armes chimiques destinées à tuer, éloigner, paralyser ou intoxiquer des ennemis.

Prenons ici le cas du tabac. Chez Nicotiana attenuata, qui est une espèce de tabac sauvage, Ian Baldwin, de l’Institut Max-Planck, a estimé que jusqu’à 6 % des réserves d’azote de la plante peuvent être consacrée à la synthèse de la nicotine. Ce qui fait de cette espèce une des championnes de la combativité végétale.

Oui, même dans la nature, le tabac est un empoisonneur professionnel.

C’est d’ailleurs pour cette raison que les scientifiques se sont inspirés de la force de frappe naturelle de la nicotine pour nous fabriquer les fameux néonicotinoïdes qui font tant de dommage aux abeilles. Si la nouvelle sur la nicotine fait rêver en ces temps de pandémie, les spécialistes penchent bien plus pour l’utilisation des patchs que pour le retour très dommageable à la cigarette et au vapotage.

La tempête sanitaire que nous traversons est aussi une crise écologique qui doit beaucoup à notre culte de la compétition sans partage qui nous amène à idolâtrer les superprédateurs comme le lion et mépriser le pissenlit. Pourtant, si l’humanité avait un peu plus de respect pour la flore, elle aurait réalisé que le système de partage des ressources qui a fait le succès évolutif de la majorité des plantes était le modèle à copier. Dans le sol, à l’abri des regards, ces plantes collaborent avec les champignons appelés les mycorhizes, qui leur permettent de décupler leur surface racinaire. Les champignons fournissent des ingrédients à la plante, qui doit alors mijoter un repas en haut avant de leur acheminer une assiette à déguster. Bien reconnaissants, certains végétaux refilent jusqu’à un tiers des produits de leur photosynthèse à ces invisibles partenaires mycéliens.

Dans les airs, des plantes à fleurs rémunèrent les pollinisateurs en leur offrant du pollen et des nectars. Pour les animaux qui avalent leurs graines, les déplacent bien loin et aident à disperser leurs semences, beaucoup de plantes ont développé au cours de l’évolution des fruits et autres structures très nutritives en guise de récompense. Des plantes dites myrmécophiles offrent même un gîte et un couvert à des fourmis pour qu’elles mettent leurs mandibules au service de leur protection contre leurs agresseurs.

Oui, la compétition, le parasitisme et même le carnivorisme existent aussi chez les plantes, mais en importance, ils n’ont rien à voir avec la génétique d’insatisfaction et le culte du cannibalisme économique de l’humanité qui mène notre planète au bord du gouffre.

Alors, bien plus que le simple fait de leur demander de l’aide pour combattre nos agresseurs, on gagnerait à copier ce modèle dominant d’économie de partage qui fait leur force. 

Comme aime bien le rappeler le biologiste italien Stefano Mancuso, la Terre est une planète végétale. Selon les auteurs, c’est entre 80 et 90 % de la biomasse terrestre qui est constituée de végétaux. Et quand on sait que leurs premiers ancêtres se sont installés sur le continent il y a plus de 400 millions d’années, il y a de quoi faire preuve d’humilité quand on est un animal qui n’a pas plus de 300 000 années d’ancienneté. Ce devoir de respect, mon père et mon grand-père avant lui le reconnaissaient et le célébraient sans jamais avoir mis les pieds dans un cours de biologie végétale. 

Une mauvaise herbe, dit la sagesse, n’est rien d’autre qu’une plante dont l’humanité n’a pas encore trouvé les vertus.

Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion