Au sortir de la Première Guerre mondiale, Paul Valéry décrétait que la civilisation se savait désormais mortelle.

Épilogue à une horreur qui annonçait celle, plus terrible encore, de 1945. L’humanité avait alors en mémoire la Shoah, le fascisme, le nazisme, Hiroshima, 50 millions de morts et autant d’illusions piétinées. L’Europe venait de s’abstraire du cours inhumain de l’Histoire. L’humeur n’était pas aux lendemains qui chantent, n’en déplaise au camarade Staline. L’Europe, anéantie, marchait au-travers des gravats et de ses cauchemars encore frais. Avec sa gueule d’outre-tombe, elle suppliait l’Amérique de venir à son secours. Quand on fixe les brisures du monde à ses pieds, on est peu enclin à la fête.

Je ne sais pas grand-chose de l’avenir et j’ai bien du mal à lire dans les cendres mal refroidies d’hier. Cette pandémie enfantera-t-elle un monstre ou le paradis ?

L’historien britannique Peter Frankopan est d’avis que la peste bubonique qui a déferlé sur l’Afrique et l’Europe au XIVe siècle, en empruntant la route de la soie depuis l’Asie, a entraîné le triomphe de l’Occident et qu’elle a été le terreau maléfique d’où surgit la Renaissance, signant l’achèvement de l’ordre féodal. 

Est-ce à dire que la pandémie actuelle préfigure l’immolation du monde d’hier ? Et l’avènement de la nouvelle société ? 

On voudrait le croire, en effet, sauf que nous n’avons pas encore échappé au monde d’hier ; nous remuons encore dans son tumulte, et sa nostalgie inquiète ne nous a pas quittés pour autant. Nous y tenions, à ce monde d’avant, imparfait et splendide, dont on nous prédisait la fin par tirs croisés.

Son infortune avait beau nous peser par moments, l’embrasement à venir où il semblait tout droit nous conduire troublait rarement notre sommeil, et c’est à peine si, à l’heure de l’apéro, on pouvait entrevoir un rictus de crainte sur notre visage. 

Nous n’avions guère le temps d’expier entre deux correspondances à Singapour et à Newark. Parfois, l’anxiété nous saisissait sur notre canapé, les yeux rivés sur le dernier chef-d’œuvre de Netflix. Un furtif frisson de doute et d’angoisse avant la nuit ; rien pour décapiter nos habitudes. 

Dans l’hébétude où nous sommes maintenant plongés, un irrépressible besoin de changement s’est emparé de nous ; nous défaire du bon vieux temps est devenu notre nouvelle marotte. Abjurer nos anciennes croyances, transmuées en tares, pour épouser le temps nouveau, libéré des malédictions anciennes que nous tenons à présent en horreur.

Une fois encore, un avenir radieux s’ouvre devant les prophètes de l’après-coup et les marchands d’indignation que cette crise a mis au monde. Plutôt le gouffre que le monde antique tant aimé d’avant la pandémie.

Bien sûr, nous n’avions aucun mal a décréter boiteuse notre vie antérieure et nous n’hésitions pas certains jours à sonner le glas de notre monde globalisé. Le siècle avait une sale gueule, on ne se gênait pas pour lui jeter notre dégoût à la figure, histoire d’être de son temps.

On voudrait à la fois pérenniser le monde ancien, une fois débarrassé de ce qui est glauque en lui, et faire advenir un monde tout neuf, réformé de l’intérieur, rempli d’innocence, un monde bariolé pareil à nos plus frétillantes chimères. Pauvre créature humaine qui patauge dans cette équivoque insurmontable !

Cette fois, voyez-vous, c’est sérieux, nous avons enfin compris, plus rien ne sera pareil, nous sortons d’un éblouissement commun, d’une même rédemption, le monde à réinventer est à portée de main. The Times They Are a-Changin’. Changer le monde, nous en avons l’espérance, mais en avons-nous le courage ?

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