À moins qu’il ne s’agisse de calculs politiques inavouables de la part du gouvernement, seule la panique peut expliquer l’idée saugrenue d’envoyer des médecins spécialistes remplacer les préposés dans les CHSLD.

Ces spécialistes devraient être en ce moment dans les hôpitaux en train d’opérer ceux qui ont été laissés pour compte – les dizaines de milliers de malades dont les opérations ont été reportées.

Quelque 30 000 opérations (dont beaucoup de cas de cancer) ont été annulées pour libérer plus de 6000 lits d’hôpitaux… qui sont actuellement presque vides, car contrairement aux prévisions, c’est dans les CHSLD que le feu a pris.

Combien de morts (non comptabilisées, celles-là), combien de conditions irrémédiablement aggravées découleront des énormes retards accumulés dans la prise en charge des malades « hors COVID » ?

La ministre de la Santé et des Services sociaux, Danielle McCann, a annoncé jeudi la reprise graduelle des examens d’imagerie, mais la veille, le premier ministre avait déclaré placidement, en appelant les médecins spécialistes en renfort dans les CHSLD, que ce ne serait pas grave de prolonger « de quelques semaines » l’interruption de leur pratique normale.

Je ne voudrais pas être dans la peau d’une femme souffrant d’un cancer du sein qui apprend que le chirurgien qui doit l’opérer (Dieu sait quand) est allé s’exposer dans un « nid à COVID », au risque de tomber malade à son tour… ou de devoir se placer en quarantaine et de retarder d’autant ses interventions auprès de sa clientèle habituelle.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

« Le système de santé était déjà malade bien avant l’arrivée du virus », conclut Lysiane Gagnon.

La Dre Diane Francœur, présidente de la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ) qui est gynécologue-obstétricienne, est allée passer quelques heures, jeudi, dans un CHSLD infecté et a bien pris soin de le faire savoir. Le lendemain, elle était de garde à Sainte-Justine pour y faire des accouchements ! Curieusement, elle ne semblait pas y voir de problème… mais comptait se placer en quarantaine à partir de dimanche, de même que son mari, lui aussi gynécologue, qui est allé « travailler » dans un CHSLD. Et hop, voilà deux médecins qui sortent pour 14 jours d’un système où l’on manque de médecins !

Insistons sur ce cas, puisque la Dre Francœur s’est elle-même mise en scène. Dans sa journée de travail, elle dit avoir pris des signes vitaux, distribué des verres d’eau et changé deux couches – « avec de l’aide », a-t-elle précisé à La Presse.

Est-ce que cette contribution symbolique valait la peine de faire perdre du temps au préposé qui a dû la former ? De prendre le risque, aussi ténu soit-il, de s’infecter elle-même (cela peut arriver malgré l’équipement de protection) et de contaminer ses propres patientes ? Ou alors d’interrompre sa pratique médicale pendant 14 jours, pénalisant du même coup ses patientes ?

Et cette urgentiste dont La Presse parlait hier, qui veut reprendre son apostolat en CHSLD bien qu’elle ait déjà été gravement malade de la COVID-19, ne serait-elle pas plus utile aux urgences de son hôpital, là où elle peut vraiment sauver des vies ?

Que penser de tous ces médecins volontaires qui se partagent entre leurs occupations médicales habituelles et leur bénévolat occasionnel en CHSLD ? Ces va-et-vient peuvent-ils faire circuler le virus d’un milieu à l’autre ? C’est en tout cas pourquoi l’on a critiqué les CLSC qui ont envoyé leurs infirmières à domicile dans des CHSLD.

Sage précaution, le gouvernement Legault requiert que les gens appelés en renfort dans les CHSLD aient des connaissances préalables en matière de soins et d’autoprotection. Mais pourquoi avoir mis la pression sur les médecins alors que d’autres renforts beaucoup mieux qualifiés étaient disponibles ?

Pourquoi avoir ignoré tant de bonne volonté et d’avoir tant tardé à enrôler les milliers d’étudiants en médecine et en sciences infirmières ? Ces derniers sont jeunes, donc beaucoup moins susceptibles de subir des complications s’ils sont contaminés. En s’initiant pour un temps au boulot des infirmières auxiliaires et des préposés, les étudiants y apprendraient l’importance capitale des soins les plus modestes dans le traitement des malades, et le climat de travail, dans les hôpitaux de l’avenir, s’en trouverait amélioré.

« On n’a pas eu de signal avant mardi ou mercredi comme quoi il y avait un besoin criant dans les CHSLD », disait au Devoir le porte-parole de la Fédération des étudiants en médecine.

Même écho de la part des étudiantes infirmières : « Pourquoi [sommes-nous] à la maison en train de faire des études de cas théoriques ? », s’indignait l’une d’elles. « Il nous reste 20 jours de stage à faire. Pourquoi ne pas nous envoyer sur le terrain et faire compter les heures pour nos stages ? »

Triste semaine. À une effroyable tragédie humanitaire s’est ajouté un bruyant festival de démagogie. À commencer par le gouvernement qui a ciblé les médecins avec une étrange insistance comme s’ils étaient responsables d’une situation dans laquelle ils n’ont rien eu à voir. C’est sur eux seuls qu’on a mis la pression, comme si le fait d’être les mieux rémunérés les obligeait à s’immoler sur l’autel du bien commun.

L’opération de culpabilisation a marché. La présidente de la FMSQ est tombée dans le piège en acceptant le principe ridicule de l’interchangeabilité des fonctions et en appelant ses membres à se porter volontaires.

Le cafouillage a été tel que tant la Fédération que le gouvernement ont laissé pendant trois jours courir la rumeur que la FMSQ avait monnayé la contribution de ses membres au sauvetage des CHSLD… Ce qui a fait hurler, avec raison, les préposés qui se voyaient payés 10 fois moins pour des tâches qu’ils exécutent beaucoup mieux que les médecins.

Et, bien sûr, tout cela a relancé l’éternelle rengaine des médecins spécialistes « privilégiés », « snobs », « trop riches »… qu’on se fait maintenant un plaisir d’humilier. Tous les vieux démons sont remontés à la surface : l’envie, le mépris de l’instruction, l’anti-intellectualisme, le populisme et la haine des « élites ».

« Médecins, descendez de votre piédestal ! », clame une jeune commentatrice d’un autre journal, « allez changer des couches et passer la moppe ! »

Mais qui donc, parmi ceux qui ont eu affaire aux services de santé, a déjà vu un médecin spécialiste juché sur un piédestal ?

Ce qu’on voyait, avant la crise actuelle, ce sont des hommes et des femmes humbles devant la maladie qu’ils n’arrivent toujours pas à vaincre, frustrés par le manque de moyens et de salles d’opération, qui n’avaient plus de temps pour la recherche parce que la clientèle grossissait à mesure que la population vieillissait, et qui étaient chaque jour confrontés, tout comme leurs patients, au rationnement chronique des ressources. Le système de santé, produit de plusieurs gouvernements successifs, était malade bien avant l’arrivée du virus.

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