Il y a quelques jours, cette question un peu déstabilisante m’a été posée par un journaliste à propos des virus. Pour discourir un peu plus largement sur le sujet en ces temps de pandémie, j’ai envie de vous parler généralement de ces ancêtres premiers de la biodiversité que sont les microbes.

Je les appelle ainsi, car cette forme de vie était là aux premiers balbutiements de la vie sur la planète. Les plus vieilles traces de leur existence remonteraient à 3,45 milliards d’années. De ces premières formes de vie microbienne apparurent celles qui, il y a 3 milliards d’années, inventaient la photosynthèse, ce processus physiologique qui permet aux plantes vertes de fabriquer des molécules organiques qui nourrissent les animaux, dont les humains.

Sans entrer dans les détails de cette théorie dite endosymbiotique, popularisée par Lynn Margulis dans les années 60, disons que les plastes qui permettent aux végétaux de faire la photosynthèse viennent lointainement des microbes. Cette activité photosynthétique, qui consomme du gaz carbonique et rejette de l’oxygène, favorisera progressivement l’exposition de la vie sur notre précieuse planète.

Donc, si nous mangeons et respirons de l’oxygène aujourd’hui, c’est en grande partie grâce aux microbes.

Les mitochondries qui permettent à nos cellules de produire de l’énergie en présence de cet oxygène dans l’air viennent aussi des microbes. Ces mitochondries forment d’ailleurs un manchon à la base de la tête de nos spermatozoïdes pour leur servir de centrale énergétique. On peut donc dire que la force motrice de nos spermatozoïdes, qui leur permet de féconder, est aussi d’origine microbienne.

Depuis au moins 3 milliards d’années, la vie est une interaction et un ajustement entre la Terre et les microbes. Dans cet ancien dialogue, chaque fois qu’un animal ou un végétal a manqué d’outillages et d’expertise pour le métabolisme d’un composé particulier, il a fait de la place à un microbe, qui commence par être un sous-traitant avant de devenir un véritable partenaire.

Non, ils ne sont pas seulement de méchants prédateurs qui nous veulent du mal. Ils incarnent des ancêtres premiers encore intimes en nous. Ainsi, plus qu’un simple individu, un être humain est un composite qui transporte avec lui beaucoup de microbes, dont des bactéries, des protistes, des virus et des levures.

Pour reprendre la formule du microbiologiste Rob Knight, chacun de nous est un amas d’environ 10 milliards de cellules humaines et 100 milliards de cellules microbiennes.

Autrement dit, pour chaque cellule de notre corps, nous abritons 10 cellules microbiennes.

Comme quoi, si le corps de Boucar était une société par actions, les microbes y seraient largement majoritaires.

Mais c’est quand on regarde au niveau génomique qu’on réalise un peu mieux à quel point nous leur devons ce que nous sommes. Lorsque le projet de cartographie du génome humain a commencé, entre les attentes des uns sur l’importance de notre génome et ce qu’elle est réellement, la surprise était de taille à la fin des travaux. En effet, les scientifiques ont découvert que l’espèce humaine était dépositaire d’environ 23 000 gènes, ce qui est minuscule comparativement aux projections qui défrayaient la chronique scientifique avant même le début de l’exploration : certains anticipaient la présence de 100 000 gènes dans nos chromosomes. Ce jour-là, l’ego démesuré de notre espèce a pris un coup quand on a réalisé qu’une minuscule puce aquatique comme la daphnie rouge ou le riz que nous mangeons contiennent plus de gènes qu’un être humain. 

Évidemment, il a fallu trouver une explication rationnelle pour cette décevante découverte. Aujourd’hui, nous savons qu’en la matière, la force de notre espèce est moins dans la complexité de son génome que dans les liens de solidarité que nous entretenons depuis la nuit des temps avec notre biodiversité corporelle, notre famille microbienne élargie. Ces amis microscopiques, qui forment notre microbiote, sont constitués de centaines de milliards de travailleurs représentant autant de partenaires, de collaborateurs et de sous-traitants qui augmentent significativement nos capacités métaboliques au-delà de ce que nos propres gènes nous permettent de faire. Ainsi, en plus de nos 23 000 gènes, nous pouvons compter sur 2 à 4 millions de gènes microbiens. Ce qui veut dire, ajoute Rob Knight, que nous sommes à 99 % constitués de gènes qui appartiennent aux microbes.

C’est cette diversité corporelle qualifiée parfois de deuxième cerveau qui nous aide entre autres à digérer nos repas, à fabriquer des vitamines et des nutriments, à éduquer notre système immunitaire, à tasser les microbes pathogènes qui nous menacent et à dialoguer et échanger de l’information avec notre premier cerveau. Confortablement installés dans notre tube digestif, ces microbes tiennent notre premier cerveau en laisse et la science ne cesse de découvrir à quel point ils sont dépositaires d’une part importante de notre santé physique et mentale, et même de notre propension à être heureux ou malheureux.

Voilà peut-être pourquoi un sage biologiste avait raison de considérer l’humain comme un animal domestiqué par les microbes pour leur servir de véhicule de transport.

Si les êtres humains sont semblables à 99,99 % pour ce qui est de leur ADN, dit Rob Knight, leur ressemblance en ce qui concerne les microbes qui les habitent ne dépasserait pas 10 %. Autrement dit, ce sont nos microbes constitutifs qui font bien plus nos différences que notre ADN. Ils remplissent des milliers de fonctions dans notre organisme, si bien qu’en plus de leur patrimoine génétique, nos enfants viennent au monde avec un héritage microbien légué par la maman. Oui, avant de les sortir de leur ventre, les mamans flanquent leurs jeunes pousses d’ouvriers microbiens, dont des spécialistes de la fermentation du lactose. Un coup de pouce indispensable en attendant que l’intestin du poupon sécrète la lactase, cette enzyme qui permet aux petits des mammifères de digérer le sucre du lait. Même le lait maternel est squatté par des microbes-nourrices qui viennent à la rescousse du poupon en passant par le sein de sa maman.

Si nos microbes corporels s’impliquent aussi intimement dans notre vie et notre reproduction, c’est aussi parce qu’ils y trouvent une opportunité évolutive en or de perpétuer et disperser leurs propres gènes sur la Terre. Pour eux, aimer, embrasser et se toucher sont des billets en classe affaires pour de nouveaux territoires, ou des terres d’asile qui assureront leur pérennité, leur survie. Ainsi, quand un spermatozoïde entre dans un ovule, pendant que les gènes applaudissent, les microbes dansent aussi pour célébrer leur propre victoire. Ils pourront enfin se préparer activement à la survie de leur futur porteur, qui se chargera de leur dissémination. Par peur de vous présenter une chronique trop scientifique, si le sujet vous intéresse, je vous recommande le formidable bouquin de Marc-André Selosse intitulé Jamais seul : ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations.

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« De temps en temps, [les virus] nous servent un avertissement pour nous rappeler que ce n’est pas bien de se prendre pour le nombril du monde », écrit l'auteur.

Oui, toutes les bactéries, les virus, les levures et autres microbes ne sont pas nos amis, mais il faut faire la part des choses. C’est une infinitésimale proportion qui nous cause des maladies. Le microbiologiste Richard Marchand aime bien rappeler que c’est une espèce bactérienne sur 10 000 qui pose des problèmes de santé à l’humanité, et pour les virus, c’est encore bien moins. Malheureusement, on passe plus de temps à maudire ces méchants microbes qu’à remercier les bons qui s’activent dans notre corps, nous donnent le fromage, le yaourt, le beurre, le babeurre, le kéfir, le vin, la bière, le pain et bien d’autres légumes, poissons, viandes et sauces fermentées qui font encore le bonheur de l’humanité. Bien avant la découverte du feu, les microbes cuisinaient pour nos ancêtres en fermentant les aliments pour les rendre plus digestes, nutritifs et comestibles.

Forts de toutes ces informations, revenons maintenant à notre question. À quoi ça sert, un foutu virus ? Il sert à occuper simplement la place qui lui revient dans la biosphère sans se préoccuper de l’utilitarisme humain. Les virus sont peut-être aussi là pour enseigner l’humilité à ce bipède qui s’attribue le droit de vie et de mort sur le reste de la création. De temps en temps, ils nous servent un avertissement pour nous rappeler que ce n’est pas bien de se prendre pour le nombril du monde. Surtout depuis que les microbiologistes nous ont appris que le nombril humain était une sorte de forêt vierge qui pouvait abriter jusqu’à 2300 espèces de microbes différents.

J’espère de tout cœur que cette pandémie marquera au moins le début d’une remise en question sur notre place dans la création. Sans enlever la douleur aux victimes, ce serait au moins une façon de transformer tous ces drames familiaux, larmes et vagues à l’âme laissés par le virus sur son sillage en un élan de changement positif. Autrement dit, j’espère que cette menace nous poussera vers une relation plus respectueuse et durable avec la biosphère. Autrement, si nous pensons que cette turbulence n’a aucun lien avec la crise écologique et environnementale engendrée par ce que certains appellent notre capitalocentrisme, c’est que nous n’avons pas entièrement compris ce triste message.

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