La nouvelle a fait l’effet d’une bombe : Jean Vanier, fondateur des communautés de L’Arche, sans doute l’un des chrétiens et l’un des Canadiens les plus respectés dans le monde jusqu’à sa mort l’an dernier, a abusé spirituellement d’au moins six femmes pour obtenir des faveurs sexuelles.

La nouvelle est affligeante à plusieurs égards. Pour les femmes victimes, d’abord. Puis pour les milliers de personnes qui vivent dans l’un des 140 centres de L’Arche. Présente dans 37 pays, L’Arche réunit dans un même milieu de vie intervenants, bénévoles et personnes souffrant de déficience intellectuelle.

Des centres devront-ils fermer leurs portes, si les dons de charité s’avéraient plus rares, l’image immaculée du fondateur étant ternie ? Peu importent les agissements de Jean Vanier, les communautés de L’Arche restent une œuvre d’une parfaite pertinence dans notre monde survalorisant la force, le talent, la performance. Des havres de paix et de fraternité où la fragilité humaine n’est pas niée, mais assumée, transformée en tremplin vers la vie joyeuse.

Il faudra donc ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Mais, également, prendre acte des causes du désastre.

Ce qui est reproché à Jean Vanier est d’avoir usé de son ascendant spirituel pour subjuguer des femmes. Sous prétexte de les accompagner dans leur cheminement de foi, il manœuvrait pour abuser d’elles sexuellement. Et leur intimait de garder le silence.

En agissant ainsi, cet homme autrement si humble, si désintéressé par tout ce qui entourait l’argent, a très précisément imité le modus operandi des gourous.

L’affaire est aggravée par le fait qu’il a couvert de pareils agissements de la part de son mentor et cofondateur de l’Arche, le dominicain Thomas Philippe.

La principale maladie de l’Église

Au cœur de cette histoire navrante, il y a encore ce fameux cléricalisme que le pape François dénonce comme principale maladie de l’Église.

Mais Jean Vanier n’était pas prêtre, alors en quoi le cléricalisme est-il en cause cette fois ?

C’est que le cléricalisme ne se limite pas à l’action paternaliste du clergé. C’est un état d’esprit, doublé de tout un système d’autorité, qui fait en sorte que même des laïcs, lorsque placés en responsabilité dans des structures d’Église, en viennent parfois à commettre des abus de pouvoir.

Or, l’une des armes les plus puissantes du cléricalisme, c’est une certaine conception sacralisée de l’obéissance et de la fidélité.

En gros : obéis à l’enseignement de l’Église, aux prêtres, à ton mentor, à ton directeur spirituel, et tu feras ainsi ce que Dieu attend de toi.

C’est ce que Vanier disait à ses victimes : « Jésus t’aime à travers moi. »

Une phrase célèbre d’Ignace de Loyola, fondateur des jésuites, exprime avec force jusqu’à quelles extrémités l’obéissance religieuse a pu être encouragée et justifiée : « Il faut nous attacher à l’Église romaine au point de tenir pour noir un objet qu’elle nous dit noir, alors même qu’il serait blanc. »

Or, la succession de révélations d’abus de pouvoir par des hommes d’Église, au nom même de l’obéissance parfois, indique clairement que lorsque celle-ci est comprise comme soumission aveugle, elle prête trop le flanc à sa perversion pour rester souhaitable.

Plus encore, cette conception rigide de l’obéissance se révèle païenne. Elle relève de la pensée magique : obéis sans te poser de question et la volonté de Dieu sera faite.

Obéir aveuglément apparaît plutôt comme contraire à la dynamique de fond de l’Évangile : éveiller les consciences, rendre chaque personne libre et responsable.

L’intuition profonde derrière le conseil évangélique d’obéissance, qui reste brûlante de pertinence dans nos sociétés individualistes, c’est que notre subjectivité seule ne suffit pas. Notre regard ne peut embrasser tout le réel, ni même seulement la totalité de notre propre personne.

Obéir, être fidèle, au sens spirituel du terme, c’est donc ne jamais démissionner de la tâche exigeante d’accueillir les lumières qui me viennent de l’autre. Mon regard s’enrichit alors d’une dimension collective qui le rend plus lucide. D’autres yeux, d’autres esprits, du passé et du présent, m’assistent et me soutiennent.

Mais cette fidélité perd toute sa justesse lorsqu’elle n’est pas, en même temps, fidélité à soi, et fidélité au réel : je ne dois pas voir blanc un tableau noir ; je ne dois pas faire quelque chose qui trahit les fondements mêmes de ma personne, mes principes les plus sacrés.

Tant que l’Église n’aura pas officiellement modernisé sa compréhension de l’obéissance, les abus spirituels se poursuivront. Des Jean Vanier continueront à rester obstinément fidèles à la théologie dévoyée de leur maître à penser. Des femmes et des hommes persisteront à obéir à des manipulateurs de conscience, au nom de Dieu.

Sur le terrain, heureusement, je connais peu de gens d’Église qui sont restés au Moyen Âge à ce sujet. Mais le cas Jean Vanier nous rappelle douloureusement que nul n’est à l’abri d’une dérive lorsque le système le permet –  même les plus vertueux par ailleurs.

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