En 1987, dans son livre La vie matérielle, Marguerite Duras écrivait : « Il faut beaucoup aimer les hommes. Beaucoup, beaucoup. Beaucoup les aimer pour les aimer. Sans cela, ce n’est pas possible, on ne peut pas les supporter. »

En ce jour de Saint-Valentin, au moment où les amoureux se ruent chez les fleuristes, je me demande si on aime vraiment les femmes. Si on les aime beaucoup ? Si même on les aime assez ? En ce jour de Saint-Valentin, je me demande si vous nous aimez, vraiment. Nous, les femmes de tout genre, celles qui l’ont toujours été et celles qui le sont devenues, celles qui adoptent le féminin comme un costume bien agencé et celles qui le refusent, celles qui le sont jusqu’au bout des ongles et celles qui préfèrent ne pas le montrer, toutes celles que nous sommes, peu importe la couleur de notre peau ou notre statut économique ou le corps dans lequel nous sommes tombées à la naissance. 

Nous, les femmes, c’est-à-dire cette catégorie du genre humain plus susceptible d’être violentée. Encore aujourd’hui. Peut-être même particulièrement le jour de la Saint-Valentin, cette fête de l’amour obligé.

Devant les boîtes remplies de roses magnifiques, j’ai envie de vous demander : qui aimez-vous quand vous aimez les femmes ? Ou plutôt, comment nous aimez-vous ? Est-ce que vous nous aimez un peu, beaucoup, à la folie, ou pas du tout ? En entier ou en partie ? Tout le temps ou seulement à certains moments de la journée, de la semaine, du mois, de l’année ? Seulement à certains moments de notre vie ? Est-ce que vous nous aimez jeunes, très jeunes, encore plus jeunes, quand nos corps sont magnifiques et nos cerveaux dociles ? Est-ce que vous êtes capables de nous aimer quand on arrive dans la fleur de l’âge, nos corps marqués par notre histoire et celle de nos communautés, quand nos visages sont des mappemondes ou des mangroves, quand nos ventres portent la trace des amours et des violences passées? Êtes-vous capables, alors, de soutenir notre regard au lieu de détourner les yeux ? Êtes-vous capables d’être sincèrement curieux de nous, de ne pas nous scruter en cherchant les défauts, mais de vous intéresser à ce que disent nos visages ?

Devant les cartes de souhaits, les paillettes et les cœurs, les images de couples homme et femme enlacés, devant les je t’aime mon amour pour la vie, je me demande si vous nous aimez assez pour vous arrêter de parler, deux minutes, et nous écouter.

Pour vous intéresser vraiment aux phrases qu’on met ensemble, aux opinions qu’on formule, au jugement qu’on pose sur notre monde. Un jugement éclairé : celui d’individus qui arpentent les rues, habitent nos institutions, prennent soin de ce qu’on appelle la maison, en tant que femmes. Des citoyennes qui en ont long à dire sur le politique, sur ce que ça signifie d’occuper cette position sur l’échiquier de notre société.

Devant les restaurants qui affichent complet parce que le soir de la Saint-Valentin, je te sors ma belle, je me demande ce que ça veut dire, pour vous, de prendre ce repas avec nous. Qu’est-ce qu’on fête, ce soir-là, en posant le geste rituel de partager des plats et du vin ? Est-ce que c’est bien l’amour qui est célébré ? Parce que si c’est d’amour dont il est question, ça veut dire que vous serez capables, au retour, d’entendre nos désirs autant que notre fatigue, nos soupirs autant que nos hésitations, notre plaisir autant que notre refus.

Si c’est d’amour qu’il est vraiment question, vous aurez compris qu’à cause du grand déséquilibre sur lequel repose ce monde, quelque chose dépend de vous, quelque chose vous appartient : le souhait réel de nous voir exister. Même si ça signifie que vos attentes, vos désirs, vos plaisirs, votre rythme, votre intensité se trouvent décentrés.

Ce n’est pas suffisant de dire que vous nous aimez, vous devez le montrer, tous les jours de notre vie. Depuis des siècles, à travers le monde, de mille et une façons, les femmes se battent pour l’égalité. Pour sortir de l’invisibilité. Depuis des siècles, des femmes sont féministes non pas par haine, non pas dans le but de dominer une moitié de l’humanité, mais par amour. Le désir féministe n’a pas à voir avec un renversement des forces. Il n’a pas non plus à voir avec votre effacement. Le geste féministe n’est pas une vengeance. C’est quelque chose, plutôt, comme une caresse, cette main qu’on approche de l’autre pour toucher sans vouloir posséder, s’approprier, blesser. Une main qu’on tend, une main qu’on pose, une main qui reste là, patiente, aimante. Le féminisme a à voir avec le désir d’exister, tout simplement. Avec vous. Pour la suite du monde.

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