Il a été manipulé par le mystérieux Eugène Seers

Émile Nelligan n’était pas Arthur Rimbaud. C’était un versificateur médiocre doté d’un charisme certain qui a été soutenu – dans tous les sens du terme – par un mythomane aussi brillant que peu connu, le père Eugène Seers (1865-1945).

L’homme d’Église a profité de l’internement du jeune homme pour éditer, récrire et compléter les poèmes avant de les envoyer chez Beauchemin, en 1904. Il aurait aussi ajouté ses propres alexandrins.

C’est ce que soutient une experte de la littérature québécoise, Yvette Francoli, que j’ai interviewée pour L’actualité en 2015 après avoir lu son livre publié deux ans plus tôt chez Del Busso : Le naufragé du vaisseau d’or. Comme le titre ne le dit pas, cet ouvrage résulte de 15 années de travail où l’auteure a écumé les archives de Seers pour faire la démonstration de l’imposture. Son but n’était pas de salir la réputation du poète du carré Saint-Louis, mais de proposer une nouvelle lecture de la réalité, appuyée par des recherches rigoureuses, ce qui demeure la vertu cardinale de l’intellectuel. « J’ai longtemps hésité avant de publier mes résultats, car je savais que j’attaquais un monument. Mais je l’ai fait parce que je croyais cela nécessaire », dit-elle au cours d’un entretien récent.

Selon Francoli, qui détient un doctorat en littérature, Nelligan n’avait simplement pas l’étoffe du mythe passé à l’histoire. « Le jeune homme n’avait aucune culture littéraire. Les rares lettres de sa main parvenues jusqu’à nous sont truffées de fautes. Ses bulletins aussi en témoignent : il était dernier de classe en français. De plus, il était très malade. Il y a des limites à ce qu’un adolescent réussisse une œuvre aussi considérable que la sienne en deux ans. »

Et le célèbre récital du château Ramezay ? Il a bel et bien eu lieu, car Nelligan avait du panache et une élocution spectaculaire. De plus, il a certainement participé à la rédaction d’une partie de ses vers, mais tous les exégètes reconnaissent que Seers a joué un rôle dans l’édification de sa notoriété. Même Michel Tremblay donne le rôle de « mentor » à Seers dans l’opéra Nelligan, actuellement sur les planches du TNM.

Ce qu’on ne veut pas savoir, c’est que Seers a été le principal auteur de l’œuvre.

C’est en menant une recherche sur Louis Dantin – un des 12 pseudonymes de Seers – que Francoli a découvert la supercherie. Première surprise : les indices du génie de Nelligan sont extrêmement rares, voire inexistants. Où sont les brouillons du poète ? Nulle part. Et les poèmes de Dantin sont si proches de ceux de Nelligan dans le rythme, la couleur et les thèmes qu’on en vient à les confondre.

Seconde surprise, le silence de 40 ans de Nelligan qui suit deux années de création littéraire foisonnante. Même si on est imbibé du romantisme des poètes maudits, une telle voix ne pouvait s’éteindre si subitement… Même interné, il avait accès à un crayon et des papiers.

S’il y a un génie dans l’œuvre, il faut le chercher du côté de Seers, véritable prodige de la langue, de la petite école jusqu’à l’Université grégorienne de Rome, où il obtient un doctorat à 23 ans !

Sa vraie passion est la poésie, à laquelle il se livre en secret. Mais ses mœurs causeront sa perte. Il séduit hommes et femmes, ce qui lui vaut d’être rejeté par son ordre religieux quand le scandale éclate. En 1903, Seers quitte le Québec pour s’installer au Massachusetts, où il aura deux enfants avec une Américaine. Il gagne son pain comme typographe à l’Université Harvard.

Yvette Francoli n’est pas la première à contester l’authenticité de l’œuvre de Nelligan ; dès 1938, Claude-Henri Grignon rend ses doutes publics. Mais l’institution préfère faire la sourde oreille pour garder le mythe intact… comme elle le fait encore aujourd’hui d’ailleurs. On cite ici et là, du bout des lèvres, la thèse de l’imposture, mais on préfère laisser le monument en place.

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