« J’hésite entre acheter un cercueil ou un visa », écrit un jeune Haïtien le 24 janvier 2020 sur Twitter. « Je ne vois aucun espoir : voir le soleil se lever est un rêve et lorsqu’il se lève, le voir se coucher est un exploit. »

Ces deux tweets expriment tout le désespoir que ressentent les Haïtiens « de bien ». J’insiste sur ce qualificatif car je ne reconnais pas les miens dans ce pays déshumanisé. J’ai lu tous les articles de la presse québécoise à l’occasion des 10 ans du séisme. Ils parlaient surtout de la reconstruction, de l’aide internationale qui n’est jamais arrivée en Haïti, mais aucun n’a évoqué les graves violations des droits de la personne, des massacres et crimes contre l’humanité qui s’y déroulent.

La semaine dernière, la famille d’un ancien policier, employé de l’Inspection générale des finances, a été attaquée par les membres d’un gang en rentrant chez elle à 17 h. La voiture a été criblée de balles. Le père et sa petite fille de 13 ans sont morts sur le coup. Le garçon de la famille, âgé de 7 ans, ainsi qu’un neveu, ont été blessés. Ce dernier risque de devenir paraplégique.

Les photos de ce énième crime ont circulé sur les réseaux sociaux. J’ai vu ces photos terribles. Souvent, j’ai aussi vu des vidéos plus horribles les unes que les autres de la guerre que se mènent les membres des gangs en Haïti ou de la population qui se fait justice elle-même. Sous Aristide, on lynchait ou on utilisait le supplice du collier. Aujourd’hui, dans les quartiers populaires, on découpe les corps en morceaux, on éventre, on décapite à la machette comme on le ferait d’un cochon au Moyen Âge, car dans les pays du Nord même les animaux ont des droits. 

La semaine dernière, des gangs ont donné un ultimatum aux employés du palais de justice de vider les lieux en une heure pour leur laisser la place. Tout un symbole : ce palais est le seul îlot de vie qui résiste sur la magnifique avenue qui a accueilli l’Exposition internationale du bicentenaire de Port-au-Prince sous la présidence d’Estimé en 1949 ; aujourd’hui, c’est un quartier fantôme, un quartier de non-droit, déserté par la population terrorisée par les gangs qui s’y sont installés.

Non, je ne reconnais plus les miens. Et ces photos et vidéos qui circulent, ces crimes filmés et partagés me sidèrent. On a l’impression d’être piégé dans un film avant le génocide du Rwanda, de voir la machine destructrice de la mort venir sur soi et de ne pouvoir rien faire.

Sauf que ce n’est pas un film mais bien l’horrible réalité d’Haïti. « Cette familiarité des réseaux sociaux, c’est que la réalité y est médiatisée comme si c’était des jeux vidéo tels que Fortnite », me dit une amie spécialisée en communications. « On ne ressent plus ce qu’il y a d’humain, que nous avons un destin en commun. On est désensibilisés puisque nous sommes devant ce Fortnite à l’haïtienne. Et ceci arrive partout dans le monde. Aux États-Unis, le public ne ressent pas ce qu’il ressentait pendant la guerre du Viêtnam. Lorsqu’on envoie des soldats ou des drones en Afghanistan, le public américain le ressent comme le jeu vidéo Fortnite parce que tout est visionné à travers une caméra ». 

Comme journaliste, je comprends d’autant mieux ce qu’elle veut dire puisque j’ai ressenti cette « distance » lorsque j’ai dû filmer mon premier cadavre dans les rues de Port-au-Prince en 1986. À la différence que j’exerçais mon métier. Le viseur de ma caméra était en noir et blanc à l’époque ; aujourd’hui, tout est en couleur. L’horreur s’est amplifiée. L’horreur absolue s’en vient.

Seigneurs de guerre

Le 28 janvier, le président Jovenel Moïse a expliqué que l’insécurité provient de « cerveaux qui ont appuyé sur un « bouton » pour provoquer la nouvelle flambée d’insécurité ces derniers temps », a-t-il soutenu. Selon lui, ces cerveaux comprennent « que l’insécurité peut provoquer le soulèvement du peuple contre ceux qui le dirigent » et il a promis la foudre à « ceux qui tiennent les commandes de l’insécurité, c'est-à-dire les auteurs intellectuels ». Sauf que cette insécurité est planifiée par le laissez-faire de son parti, celui de l’ancien président Michel Martelly, le Parti haïtien Tèt Kale (PHTK). Martelly prônait l’avènement de « bandits légaux » en Haïti. Ils sont devenus des seigneurs de guerre mais le contrôle des gangs leur a échappé. Si pour le président les groupes armés qui opèrent dans les quartiers défavorisés ne sont pas plus coupables que les « délinquants qui habitent dans les hauteurs de Port-au-Prince », on se demande à quoi sert son ministère de la Défense, le semblant d’armée qu’il a tenu à reformer et ses promesses d’équiper la police pour faire face aux gangs. On se demande surtout pourquoi il n’a pas donné suite aux demandes d’enquêtes de l’ONU sur le massacre du bidonville de Lasaline, perpétré par des gangs en novembre 2018, malgré un rapport édifiant réalisé par la mission de l’ONU en Haïti et le Haut-Commissariat aux droits de l’homme.

PHOTO VALERIE BAERISWYL, ARCHIVES REUTERS

Le président haïtien, Jovenel Moïse

Contrairement à ce qu’avance la presse internationale, Haïti n’est pas un pays maudit. Tout choix a ses conséquences. Cette société a rejeté l’intelligence ; elle se retrouve avec des médiocres. Elle a tué ou exilé les vrais journalistes ; elle se retrouve avec ce que le peuple appelle des « machann mikwo », des marchands de micros qui vendent leurs micros aux plus offrants, même à des chefs de gangs, comme Radio Mille Collines au Rwanda. 

Elle a choisi le banditisme au pouvoir ; elle est devenue une « République de gangs ». Ce qui se passe, cette barbarie, est du jamais vu dans l’histoire d’Haïti.

Ce 30 janvier, l’organisation humanitaire Médecins sans frontières a annoncé qu’elle pourrait suspendre ses activités dans plusieurs quartiers de Port-au-Prince en raison des bandits armés qui attaquent son personnel et ses patients.

Mais ce qu’il y a de terrible est l’indifférence et le soutien des États-Unis, comme du Canada, à ce régime. Beaucoup de leurs représentants diplomatiques mesurent pourtant le danger puisque certaines agences – comme l’Union européenne, principal bailleur de fonds du pays – ont relocalisé leur personnel international depuis l’automne dernier chez nos voisins, en République dominicaine. Bien au chaud et en sécurité, ils y passent leurs ordres. Eux aussi laissent faire dans une somnolence mortelle.

Dans ce chaos destructeur, le gouvernement haïtien planifie le prochain carnaval sur les cadavres et les États-Unis exigent un échéancier électoral. Les crimes et massacres commis dans le quartier populaire de Bel Air et dans le bidonville de la Saline restent impunis et d’après certaines organisations comme le Réseau national de défense des droits humains (RNDDH), des gangs sont instrumentalisés à des fins politiques par un régime soutenu à bout de bras de l’extérieur. Dans ce contexte, exiger la tenue d’élections relève de la gageure.

L’adage veut que les pays n’aient pas d’amis, mais uniquement des intérêts. Toutefois, tout passe par la gouvernance. Mais que faire quand cette dernière n’existe pas et que ce chaos morbide est soutenu par la Communauté internationale ? Y a-t-il des pays amis qui nous aideraient réellement à sortir de cet enfer où l’on broie les enfants d’Haïti et tous les autres innocents ? Que fera le Canada ?

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