Avec Jean-Claude, le chauffeur, on sortait de Delmas 60 pour prendre la route de Delmas et monter vers Pétion-Ville. Un peu plus loin, il a freiné doucement en braquant la direction de la Nissan sur la gauche afin de bloquer la voie aux machines qui nous suivaient, question de permettre à des écolières toutes pareillement costumées de traverser sans risque notre côté de l’artère. On se rendait au Karibean Market où je devais faire des courses avant de rentrer. Jean-Claude stationnait la voiture à une dizaine de mètres de l’entrée du Market et je m’apprêtais à descendre quand un son lourd s’est doucement infiltré dans nos corps.

Le sol commençait à tousser. Face à l’horreur, les gens criaient, Jean-Claude priait, je restais muet. La Nissan tanguait dans tous les sens pendant que quatre étages de béton s’écrasaient tout juste devant nous. Après ces 50 secondes d’enfer, la poussière s’est doucement dissipée. J’ai vu les premiers corps et les premiers bouts de corps, des images qui s’incrusteront dans ma mémoire pour toujours. Il faudra quelques jours pour que l’odeur des corps putréfiés s’y incruste également. 

Pendant les quatre années qui suivront, Jean-Claude m’expliquera que Dieu m’a sauvé la vie. Que Dieu a placé ces écolières sur sa route pour lui offrir l’occasion d’être bon. Que cette bonté a retardé notre trajet de 30 secondes, les 30 secondes qui auraient suffi pour que je mette les pieds dans le Market juste avant goudougoudou (ou de bagay la, la chose).

Les Haïtiens ne parleront presque jamais du tremblement de terre, mais de goudougoudou. Mysticisme oblige, vaut mieux éviter de nommer la chose.

Sorti du stationnement pour aller rejoindre ma conjointe et rentrer à la maison, on verra des Haïtiens mus par un mélange de panique et de solidarité, offrant dans la rue les premiers ou les derniers soins, c’était selon.

Tous les jours, je croisais une charmante caissière dans ce Market. Le genre de jeune fille qui s’embellit dès qu’un sourire de timidité apparaît sur son visage. Un œil qui, très légèrement, se fout de l’autre. J’avais imaginé que sa beauté s’était évanouie sous les dalles de béton jusqu’à ce que je la croise plusieurs mois plus tard dans un autre Market, toujours derrière une caisse. La mort n’avait pas pris son charme, il y avait même la vie qui poussait sous son nombril. Une bedaine de presque six mois… Elle a décelé la joie dans mes yeux. Le même sourire timide m’a salué et m’a dit : « Je n’ai pas travaillé cette journée-là, Gras a Dye ! »

Une énigme

Dieu a également épargné, à demi cette fois-ci, le serveur d’un restaurant où on avait nos habitudes. Quand son patron a rouvert le resto quelques jours après goudougoudou, on s’est pris dans nos bras avant de se tenir les mains de longues secondes, question de bien faire le tour de l’état de nos familles et de nos proches. « Grâce à Dieu, j’ai perdu une seule de mes deux filles », qu’il m’a dit, le visage marqué par la gratitude. Pour le blan blan que je suis, cette phrase résonne toujours comme une énigme, même après 10 ans. Je me rappelle qu’elle avait givré de silence le journaliste québécois qui m’accompagnait, lui qui a plus souvent quelque chose à dire. Lui aussi avait deux enfants, j’imagine qu’il se demandait s’il arriverait à faire ce type de constat dans une situation semblable. Je vous laisse le temps d’y réfléchir : « Grâce à Dieu, j’ai perdu une seule de mes deux filles. »

Mon partenaire haïtien de 2008 à 2014, un directeur du ministère de la Santé publique et de la Population, un grand Haïtien aussi costaud que fort, était toujours au bureau au moment où goudougoudou s’est manifesté. Une fois que tout a été chamboulé et placé dans une sombre poussière, iI a suivi la lumière de la fin de journée en rampant entre les décombres de l’édifice du Ministère pour trouver une sortie. Assis sur le bord du trottoir, il a pris le temps de manger son lunch et de contempler les premiers dégâts. Devant lui, de l’autre côté du parc, le Palais de justice n’avait plus rien d’un palais. Sur sa gauche, le Palais national peinait à tenir debout. Jusqu’à ce que nous quittions Haïti quatre ans plus tard, Jimmy, comme des dizaines de milliers de ses compatriotes, vivait sous une tente : « Kay li te kraze ».

Tous les matins, il sortait de sa tente plus propre que propre, veston, chemise et pantalon plus pressés que pressés. Les souliers aussi bien cirés que la veille. La fierté haïtienne a ses exigences. 

Quelques années après goudougoudou, on m’a remis une copie du premier guide de construction haïtien. Un document grandement illustré pour soutenir ces millions d’Haïtiens qui construisent leur maison et qui, pour près de 50 % d’entre eux, ne savent pas lire. J’ai remis ma copie à Jimmy qui m’a regardé avec un sourire bienveillant : « Labadie, même après tout ce temps en Haïti, t’as toujours rien compris. Je suis un élu, Dieu a décidé de me garder en vie le 12 janvier 2010, il m’a choisi. Construire ou non une maison antisismique ne changera rien à sa volonté de me garder sur la Terre lors du prochain goudougoudou. Dieu veille toujours sur moi. »

Dans ce pays où 65 % de la population est catholique, 35 % est protestante et… 95 % est vaudouisante, la religion suinte de partout. On pourrait imaginer une terre fertile pour que la théologie de la libération puisse se concrétiser et structurer un espace social et politique qui placerait les Haïtiens ordinaires au centre de quelque chose.

Malheureusement, si Dieu offre un rempart à la folie du désespoir de chacun, il ne semble pas offrir des conditions favorables à l’émancipation d’un peuple.

La religion forme effectivement un des principaux ingrédients de la très forte cohésion sociale du peuple haïtien, sans toutefois soutenir l’émergence d’une solidarité communautaire qui imposerait au gouvernement haïtien et aux organisations de la communauté internationale de l’inscrire réellement au centre de leurs intérêts. Après les ouragans et les troubles politiques, le tremblement de terre aura été une occasion nouvelle — et sûrement la plus lucrative — à ces acteurs de pouvoir de se constituer un nouvel équilibre. De profiter des milliards qui ont coulé pour reconstruire tout plein de choses, sauf les composantes d’une société civile ou démocratique qui pourraient donner une voix aux Haïtiens. Où il deviendrait possible, collectivement, de choisir la vie.

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