23 décembre 1979
Ça doit faire cinq heures qu’on roule dans le Grand Marquis de mon père. Ma petite sœur dort sur les cuisses de ma plus grande et moi j’ai ses petits pieds dans mes mains. On est partis de Pointe-aux-Pères pour se rendre à Beauvoir, chez mes grands-parents. Il fait nuit noire et pourtant, on ne voit que du blanc. Il neige depuis qu’on est partis. Fort. Avec la nuit tombée, mon père a mis « les hautes » et c’est comme si on était dans une boule de verre. Mais ça n’a rien de féérique. La tension est à couper à la hache. 

Mes parents fument furieusement et même la cassette huit pistes de Petula Clark s’est tue. Je suis trop petite pour savoir combien il est tombé de neige, mais quand mon père arrête la voiture, c’est parce qu’il ne peut plus avancer. Il éteint le moteur et les lumières et on se retrouve dans un noir total. À ce moment-là, ma grande sœur et moi, on se regarde sans se voir, avec la même peur au ventre. Après ce qui me semble trois éternités, mon père pointe une lueur devant lui. Une maison. Isolée. Sur une route de campagne. Même si je n’ai pas encore vu de film d’horreur, le tueur sanguinaire de tous mes cauchemars habite clairement là. Ça y est. On va tous mourir. 

Je suis certaine que ma sœur et ma mère pensent la même affaire, mais comme c’est mon père qui décide, on réveille et habille la plus jeune et on sort de l’auto.

Il y a tellement de neige qu’on peine à ouvrir les portes. J’en ai jusqu’aux hanches. Mon père prend ma petite sœur dans ses bras et on part.

Il nous trace le chemin, ma mère derrière lui et ma grande sœur derrière elle. Je sais que si je suis la dernière dans la file, c’est pour que j’aie moins de misère à avancer, mais j’ai si peur qu’un loup vienne me croquer qu’après deux minutes, je rampe à côté de la tranchée fraîchement faite, à la hauteur de ma mère qui ne dit rien. Elle s’inquiète et quand elle s’inquiète, plus un son ne sort de sa bouche. Comme si toutes ses énergies étaient concentrées à défier le mauvais sort. Comme la mère Ingalls. On aime tous beaucoup La petite maison dans la prairie chez nous. On a tous nos personnages dans la série, par ordre de grandeur, et moi je suis fièrement Laura Ingalls. Ce soir en tout cas, dans la tempête, je me colle à mon personnage pour me donner du courage. Même si j’ai pas de tresses.

La maison n’est éclairée que par la lumière du porche. Rien de bien rassurant. Soit il n’y a personne, soit tout le monde dort, soit le meurtrier attend patiemment, tapi dans le noir. Mon père tend ma petite sœur à ma plus grande et part tout seul en éclaireur. Mes collants sont tout mouillés, mes belles bottes pour les grandes sorties sont raides comme des glaçons et mes mitaines ont tellement de boules de neige accrochées après la laine qu’elles pèsent une tonne. 

Comme j’ai eu chaud à ramper pendant une bonne demi-heure, arrêter mon corps brusquement me donne des frissons. Ma petite sœur me tend les bras, hourra ! Son petit corps tout chaud apaise un peu le claquement de mes dents. 

Mon père arrive sur le porche et sonne à la porte. On arrête toutes de respirer. Rien ne se passe. Je regarde derrière moi, on ne voit plus du tout l’auto. On ne pourra plus s’y réfugier.

Mon père avance son gant pour sonner à nouveau quand une lumière dans la maison s’allume. Ma mère pousse un soupir de soulagement et je colle plus fort ma petite sœur dans mes bras. L’homme qui ouvre la porte est très grand. Il dépasse d’une bonne tête mon papa. On n’entend pas ce qu’ils se disent, mais l’homme referme la porte et mon papa revient vers nous. Pendant qu’il avance, les lumières de la maison s’allument et un sapin de Noël s’illumine dans une grande fenêtre. Je sais à ce moment-là que nous ne mourrons pas ce soir.

***

Les Beaulieu nous ont accueillis comme si on était de la famille. La maman nous a prêté des pyjamas, a fait sécher nos vêtements et nous a préparé du chocolat chaud. Le papa nous a installé des matelas dans le salon, juste à côté du grand sapin. On a bu notre chocolat et on s’est couchées collées toutes les trois. Je me suis endormie au son des verres qui s’entrechoquent dans la cuisine et des voix de mes parents. Des voix de soulagement, d’apaisement et de cœurs ouverts.

***

Au petit matin, les hommes s’affairaient déjà à pelleter et la remorqueuse était déjà appelée quand j’ai ouvert les yeux. Des jumeaux de 2-3 ans me fixaient en brassant des cadeaux. Une petite fille un peu plus jeune que moi essayait de lire en enlevant les cadeaux des mains des garçons. J’étais la dernière levée. J’ai dit « bonjour », gênée, et me suis avancée vers la cuisine. Ma mère et mes sœurs étaient à table avec Mme Beaulieu. J’ai regardé par la fenêtre et j’ai vu mon père s’activer sur sa pelle à côté d’un garçon que j’imaginais être l’aîné de la famille. Le soleil mettait des diamants sur la neige. On m’a offert une gaufre ou du pain perdu. J’ai pris les deux.

***

On est arrivés à temps à Beauvoir pour le réveillon. Grand-père et grand-mère étaient contents et soulagés de nous voir. Grand-mère a un peu chicané mon père pour avoir pris la route en pleine tempête et ça s’est obstiné jusqu’à ce que mon père la prenne dans ses bras. À ce moment-là, tout le monde s’est détendu, mes oncles, mes tantes avec mes cousins-cousines sont arrivés un après l’autre et le party a pogné.

Quand on s’est couchés au sous-sol, tous bien cordés pendant que les adultes continuaient à fêter au premier, je me suis mise à penser que ce serait l’fun qu’une famille inconnue vienne sonner.

Ne plus être tout seul dans la tempête. Être ensemble.

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