Dans cet ouvrage original, le professeur de philosophie Jérémie McEwen bâtit des ponts entre la philosophie occidentale traditionnelle et le hip-hop américain afin de mieux comprendre les racines de ce mouvement culturel mondial.

Dans les premiers temps du hip-hop, les block party étaient les évènements les plus importants, rassemblant tous les acteurs du mouvement naissant. Les block party étaient tenus soit à l’extérieur, dans des parcs, soit dans les salles communautaires de blocs appartements.

Pour tenir une fête de ce genre, un DJ devait posséder un système de son. Les systèmes étaient construits « à la main », morceau par morceau. Le DJ devait posséder un minimum de connaissances en électronique pour construire quelque chose qui tenait la route, par rapport aux systèmes des autres DJ. Le plus important, aussi primaire que cela puisse paraitre, c’était que les enceintes soient le plus gros possible.

De nos jours, alors que la plupart des DJ ne font que se brancher dans le système de son du club où ils s’exécutent, ce genre de question est devenu sans importance. Mais pour la sous-culture qui ne faisait que commencer à voir la lumière du jour, l’autonomie sonore était au centre des préoccupations. Le DJ lui-même était responsable de l’intensité du volume, c’est-à-dire jusqu’où il pouvait le monter et, par ricochet, jusqu’où, dans le quartier, il pouvait être entendu. Les pouvoirs en place, nommément la police, avaient peu à redire sur la force du son de ces fêtes. En effet, on raconte qu’on laissait aller, qu’on pouvait faire autant de bruit qu’on voulait, puisque tant que la fête durait, la criminalité dans le quartier demeurait limitée. En fait, un grand nombre des éléments criminels se trouvaient justement circonscrits dans le parc ou la salle communautaire.

Au fondement de l’art des premiers DJ se trouve donc le principe d’autonomie. Il fallait être maitre de son propre truc. Lorsque décomposé, le mot « autonomie » contient deux racines grecques : « Auto » (soi) et « Nomos » (loi). Être autonome équivaut à se donner soi-même ses propres règles de conduite. L’autonomie est ainsi le contraire de l’hétéronomie, qui signifie que la loi nous est imposée par des forces extérieures.

Puisque les DJ possédaient leur propre système de son, et que la police demeurait à distance pendant les fêtes, il semble légitime de dire que le fondement philosophique de l’art des premiers DJ hip-hop était effectivement cette autonomie.

Dans la pensée du philosophe allemand Emmanuel Kant (1724-1804), l’autonomie est comprise comme étant le principe sous-jacent de tout système de moralité. Un système dans lequel la loi est imposée par une force externe met hors jeu les questions morales, puisque les individus soumis à la loi n’ont pas la liberté de choisir les principes soutenant leurs actions. Quand une personne n’a pas le choix, elle ne peut avoir de questionnement authentiquement moral, puisqu’elle est régie seulement par les règles de la légalité. Le test pour savoir si une action est moralement acceptable, soutient Kant dans sa Critique de la raison pratique (1788), est de se poser la question suivante : Que se passerait-il si le principe autonome derrière mon action devenait une loi universelle ? En d’autres mots : si je ne me donnais pas seulement à moi-même la règle de mon action (autonomie), mais que je donnais aussi par là une loi à tous (universalité), est-ce que ma loi tiendrait encore la route ?

Étant donné qu’ils sont nés dans l’autonomie, les premiers block party doivent être compris d’abord, philosophiquement, à travers le prisme de la moralité. Évidemment, il serait facile, en suivant le critère moral kantien, de défendre l’immoralité de ces fêtes. Si tout le monde se mettait à jouer de la musique à tue-tête à chaque coin de rue, cela deviendrait assez vite invivable. Mais ce serait manquer l’essentiel que d’avoir une si courte vue. Mon intérêt pour Kant, en lien avec le DJ, se trouve ailleurs. Dans le tout du système philosophique kantien, qui dépasse la stricte moralité, la question de l’autonomie, en lien avec l’universalité morale, est confrontée à la question des limites que le réel impose à l’être humain.

PHOTO FOURNIE PAR L’AUTEUR

Philosophie du hip-hop : des origines à Lauryn Hill, Jérémie McEwen, Essai XYZ, 2019, 208 pages.

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