Les organisations qui contestent la Loi sur la laïcité de l’État tirent sur deux cibles. Elles prétendent que cette législation est discriminatoire envers les femmes musulmanes ; mais aussi que l’article 28 de la Charte canadienne des droits et libertés a préséance sur la disposition de dérogation (« clause nonobstant ») que le gouvernement a utilisée pour établir la pleine légitimité de sa décision.

Malgré les grandes proclamations, ces deux prétentions sont fantaisistes et dénuées de fondements.

Discrimination ou effet miroir ?

À propos de la discrimination, est-il besoin de dire que l’actuelle loi ne fait aucune distinction entre les signes religieux ? Tous sont visés, dans les écoles publiques comme les autres fonctions étatiques ou publiques précisées par la loi, quelle que soit la religion pratiquée. De ce point de vue, il n’y a pas de discrimination directe ou indirecte envers les musulmans. C’est le droit de tout employeur ou État, comme l’a souvent répété la Cour de justice de l’Union européenne, de dicter à ses employés des règles de tenue vestimentaire, y compris pour établir une stricte neutralité en matière religieuse.

Il est aussi faux de prétendre que la loi québécoise bloque la voie aux femmes musulmanes. De nombreuses musulmanes refusent le voile ; les autres qui le portent peuvent aussi postuler pour un poste, à condition de le retirer pendant les heures de travail. La liberté de croyance n’est aucunement touchée. Réclamer le privilège d’exhiber ses croyances religieuses en plein exercice de son travail, c’est demander d’en faire la promotion.

Pourtant, dans une école, le respect de la liberté de conscience des enfants devrait être le premier des « devoirs ».

De façon générale, aucun employeur ne céderait à l’exigence d’un nouvel employé d’afficher ses croyances politiques pendant le travail. Alors, pourquoi accorder un passe-droit pour la religion ?

Les femmes musulmanes voilées prétendent aussi qu’elles sont les plus discriminées, les plus affectées par la loi 21. Mais ne faudrait-il pas plutôt renverser le raisonnement ? N’est-ce pas simplement redevable au prosélytisme intrinsèque à une certaine vision rigoriste de l’islam, elle qui a une influence indéniable et appelle tout particulièrement les femmes à arborer un étendard ostentatoire, même dans les institutions publiques ? D’où l’antinomie.

La préséance de la disposition de dérogation sur les droits des femmes

Supposons que les juges accueillent l’argument de la discrimination. Les opposants invoqueront le prétendu pouvoir « supra » de l’article 28 qui surplomberait la disposition de dérogation de la Charte. Mais là, la réalité politique est vraiment têtue et contredit toutes ces allégations.

Le débat sur l’égalité des femmes a émergé dans les tout débuts de la saga constitutionnelle de 1981-1982. D’ailleurs, l’article 28 a été inséré à la fin de cette polémique en guise de prix de consolation aux mouvements féministes qui mettaient en doute cette clause dérogatoire dans le projet de Charte. Ce débat passé est d’une importance capitale.

En octobre 1980, dans le contexte du rapatriement de la Constitution, ni le projet initial annoncé ni le deuxième projet du Comité mixte spécial du Parlement n’envisageaient d’enchâsser dans la Charte une règle générale cimentant l’égalité de droit entre les hommes et les femmes. Le gouvernement craignait le potentiel revendicatif de cette reconnaissance et comptait sur le Conseil du statut de la femme pour refroidir les ardeurs, lui qui avait déjà annulé la tenue d’une conférence pancanadienne sur les femmes et la Constitution.

Déboutés, les mouvements féministes menèrent la charge contre le gouvernement de Pierre Elliott Trudeau.

Un millier de déléguées d’organisations féministes de partout au Canada se réunirent à Ottawa en février 1981, exigèrent la démission du ministre Lloyd Axworthy et réclamèrent la convocation d’une « assemblée constituante » de manière à inscrire dans la loi fondamentale une section proclamant leurs droits, dont celui du libre choix à l’avortement et le droit à des « chances économiques égales ».

Expression de la fin de non-recevoir d’Ottawa, rien ne ressortit en fin de compte de la très controversée entente constitutionnelle conclue au cours de la nuit du 5 novembre 1981 entre neuf provinces et le fédéral, en l’absence du Québec ; ce qu’il est convenu d’appeler la « nuit des longs couteaux ». Les femmes se mirent alors à critiquer le point de l’entente qui disait : « une clause nonobstant s’appliquera aux articles qui traitent des libertés fondamentales, des garanties juridiques et des droits à l’égalité ».

En présentant ce « règlement final », le ministre Serge Joyal expliqua qu’il n’était pas question pour Ottawa d’imposer « les droits des femmes aux provinces qui s’y opposent, car un tel geste aurait pour effet de violer l’entente conclue à la sortie de la conférence constitutionnelle ». Par la suite, étant donné la persistance de voix dissidentes, Ottawa fit ajouter dans le texte que les « droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes », sans toutefois remettre en cause la prépondérance de la disposition de dérogation (article 33).

Le 16 novembre, le premier ministre Trudeau confirma le sens du texte : « Les fonctionnaires se sont réunis… et à ce que je crois savoir, il résulte de cette réunion que l’article en question [sur les femmes] serait soumis à la clause nonobstant. » Pour de nombreuses provinces, notamment dans l’Ouest canadien et en Nouvelle-Écosse, cette clause dérogatoire était non négociable. Il n’était pas question d’une Charte mur à mur.

Le compromis définitif

Le 23 novembre, de manière à calmer les esprits, Jean Chrétien annonça en Chambre un ultime assouplissement en ajoutant à l’article 28 : « Indépendamment des autres dispositions de la Charte », avant la séquence déjà annoncée (« les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes »). Cet ajustement ne faisait pas disparaître non plus la prééminence de l’article 33. Tout demeurait intact.

Le pouvoir de dérogation demeurait une composante de l’énumération des droits de la Charte garantis aux personnes des deux sexes.

D’un côté, le législateur s’engageait à reconnaître aux deux sexes les droits énumérés dans la Charte. De l’autre, il se permettait également de les limiter, y compris en ce qui regarde les femmes, grâce à la disposition de dérogation, pivot de cet exercice de restriction. Voilà le compromis de 1982.

On doit donc retenir que l’article 28 de la Charte canadienne des droits et libertés n’a qu’une valeur interprétative de la logique globale de la Charte, sans détenir une prépondérance sur la disposition de dérogation. C’est exactement l’inverse qui a été scellé.

Les pourfendeurs de la Loi sur la laïcité de l’État se noient dans des conjectures subjectives et idéologiques. À propos des intentions du législateur, on ne peut pas aujourd’hui faire dire à la Charte ce qu’elle ne voulait pas énoncer au moment de sa conception. Les parties prenantes n’ont jamais eu l’intention de se départir de ce mécanisme dérogatoire de l’article 33. Cette ambition d’avoir un chapitre de droits et libertés reconnus pour les femmes, supplantant les autres dispositions de la Charte et placé à l’abri des clauses dérogatoires, c’était l’aspiration initiale du mouvement féministe en 1981. Mais cette aspiration a été refusée par le gouvernement de Pierre Elliott Trudeau. Elle ne s’est jamais matérialisée.

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