Quand je fais mention de ma première épouse, mes frères me regardent d’un œil suspicieux. Ils connaissent mon amour inconditionnel pour ma conjointe actuelle, qui est toujours ma partenaire dans mon premier mariage, union ininterrompue depuis 30 ans. Et je ne commettrais pas la blague douteuse de la présenter comme étant ma première épouse. Pourtant, il y en a eu une autre… Maintenant, 30 ans après la chute du mur de Berlin, j’y pense.

J’habitais encore aux Pays-Bas, il y a 40 ans, quand la faillite morale du système soviétique est devenue évidente pour tout Européen sauf les quelques stalinistes survivants parmi nous. De bons amis à Amsterdam m’ont alors demandé une faveur. Professeurs d’allemand, ils visitaient Berlin chaque année avec une classe d’une école secondaire, dans le cadre d’un échange culturel. Lors de leur visite dans le secteur de l’est de la ville, ils avaient obtenu, à deux occasions, les services d’une guide sympathique, appelons-la Ursula.

Or, Ursula leur avait fait la confidence que le climat politique et social était devenu insupportable et qu’elle désirait quitter l’Allemagne de l’Est. Le mur et les autres installations frontalières étaient devenus hermétiques : pas de possibilité de sortir du pays sans passeport d’un pays de l’Ouest, avec une preuve d’entrée préalable dans la République démocratique allemande (RDA).

Les rares Allemands de l’Est qui pouvaient passer à l’Ouest étaient, sans exception, des membres fidèles d’un des partis communistes du pays.

Mes amis ont eu l’idée de lui trouver un mari néerlandais, plus acceptable pour les autorités du paradis ouvrier qu’un Allemand de l’Ouest, dont la propagande faisait croire qu’ils étaient tous des anciens nazis ou des serviteurs des impérialistes américains. Ce mariage lui permettrait de le suivre dans son pays et de trouver sa liberté, aux Pays-Bas ou ailleurs. Une idée romantique, n’est-ce pas ?

C’est moi qui ai été choisi comme époux de service.

Fréquent voyageur, d’un style de vie un peu bohème, gauchiste sans histoire et objecteur de conscience, je correspondais aux exigences. Mais surtout, j’étais célibataire et je vivais seul. Ma copine de plusieurs années n’y voyait pas de problème, même si elle réalisait qu’une romance culminant en mariage risquait d'être accompagnée des mouvements amoureux qu’on associe habituellement à un jeune couple en train de se former.

Sous l'œil de la Stasi

Je n’aurais pas le choix : l’État socialiste était connu pour ses services secrets omniprésents et ultra-efficaces, la Stasi. Microphones partout dans les hôtels, écoute de toute communication téléphonique, vérification du courrier et surveillance des agissements de tout citoyen étranger étaient la coutume.

Même à Amsterdam, une investigation secrète à mon sujet aurait été possible par des diplomates et autres représentants de la RDA. Ainsi, l’exercice s’annonçait difficile et un peu risqué pour un jeune universitaire.

Pour faire connaissance, nous sommes partis à deux couples à Berlin, une fin de semaine d’automne. Le lendemain, on a franchi le mur au Checkpoint Charlie et, avant le restaurant et le théâtre (Brecht, bien sûr) que fréquentaient les touristes de l’Ouest et les dirigeants de l’Est, j’ai fait la connaissance de ma future fiancée. Il faisait chaud dans son appartement : la saison du chauffage fourni par l’État avait commencé.

Toute nerveuse, Ursula nous a servi le thé et on a parlé de Berlin. Évidemment, pas question de parler d’affaires ou d’amour. Ce serait plus tard, loin des microphones, mais en pleine vue d’espions éventuels.

De retour à Amsterdam, mes amis m’ont demandé d’attendre un peu avant d’envoyer ma première lettre. Or quelques semaines après, j’ai appris qu’Ursula avait fait la connaissance d’un homme d’affaires néerlandais et que les choses suivaient leur chemin. C’est la dernière nouvelle que j’en ai eu.

Heureusement, d’ailleurs : après la chute du mur de Berlin, on a appris l’emprise de la Stasi sur tout citoyen et surtout sur ceux qui étaient en contact avec les visiteurs étrangers dans ce pays totalitaire. Fort probablement, en tant que guide approuvée dans le système, Ursula a été un de ses informateurs. La moindre erreur de ma part aurait pu avoir des conséquences fort désagréables.

Dix ans plus tard, j’ai plutôt fait la connaissance d’une Québécoise et j'ai émigré au Québec, où peut-être les services secrets canadiens ont amassé un dossier sur moi, comme l’ont fait ceux des Pays-Bas et la Stasi. Ça ne m’empêche pas de dormir.

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