« J’aimerais mieux 3 ministres de plus à la table où ça se décide que 30 députés du Bloc. »

La remarque est cinglante. D’autant plus qu’elle vient de Lucien Bouchard – le président fondateur du Bloc québécois, celui qui lui a donné ses plus belles années en le hissant au niveau de l’opposition officielle !

La sortie de Me Bouchard, ébruitée par le collègue Yves Boisvert, s’adressait à un auditoire sélect, celui du dîner-bénéfice de la Fondation du Barreau. Mais on ne fait pas de confidences à un groupe de 500 avocats ! L’ancien chef du Bloc, qui a toujours été un fin manœuvrier, ne pouvait ignorer que sa petite phrase assassine aboutirait dans le public.

On peut en tout cas supposer que Me Bouchard parle d’expérience, lui qui a pu comparer l’influence qu’il a exercée quand il était premier ministre du Québec (ou ministre senior dans le gouvernement Mulroney) et celle qu’il a détenue comme chef du Bloc entre 1993 et 1995.

Dans un registre plus populaire, le député conservateur Jacques Gourde, qui vient d’être réélu pour la cinquième fois dans Lévis-Lotbinière, expliquait de la même façon son ralliement au Parti conservateur de Stephen Harper : « J’aime mieux être dans la parade que de regarder passer la parade ! »

Les données du dernier scrutin montrent qu’effectivement, beaucoup de Québécois nationalistes ont réagi ainsi : malgré la bonne performance d’Yves-François Blanchet et l’appui tacite du premier ministre François Legault, le Bloc a été incapable de faire le plein de voix caquistes. Selon les projections de Léger à la veille du scrutin, 23 % des électeurs de la CAQ ont voté pour les libéraux et 22 % pour les conservateurs.

Confronté aux résultats du scrutin, François Legault s’est vite réajusté. Remettant à plus tard la rencontre prévue avec le chef du Bloc, il s’est prestement tourné vers le « vrai pouvoir », et c’est à M. Trudeau qu’il a réservé sa première rencontre officielle.

Les bloquistes aligneront leurs plus beaux souvenirs des années d’avant la grande débâcle de 2011 pour rappeler toutes ces occasions où ils ont réussi à « obtenir » ceci et cela pour le Québec. Il n’en reste pas moins que si les gouvernements de l’époque ont soi-disant « cédé » aux revendications bloquistes, c’est parce qu’ils y voyaient leur avantage.

Le Québec, par la force des choses et surtout grâce à son poids électoral, aurait obtenu la même chose sans le Bloc. Ce qui a pesé tout aussi lourd, c’est l’influence des premiers ministres du Québec. Jean Charest a eu des relations fructueuses avec tous les premiers ministres fédéraux ; Philippe Couillard aussi (quoiqu’à un moindre degré à cause de son tempérament taciturne). François Legault essaiera de faire de même.

Ce dernier se serait peut-être servi de la courroie de transmission du Bloc dans le cas d’une victoire conservatrice, mais il n’en aura guère besoin. Après tout, la majorité des Québécois ont voté pour les libéraux !

Quelle que soit sa couleur, le parti au pouvoir au fédéral a intérêt à servir « les intérêts du Québec » dont le Bloc se prétend l’unique défenseur.

PHOTO ÉTIENNE RANGER, ARCHIVES LE DROIT

« Selon les projections de Léger à la veille du scrutin, 23 % des électeurs de la CAQ ont voté pour les libéraux et 22 % pour les conservateurs », souligne Lysiane Gagnon.

On n’a qu’à voir les efforts surhumains que les libéraux et les conservateurs ont déployés au Québec durant la dernière campagne : on n’ignore pas une province qui compte 78 circonscriptions, d’autant plus que c’est aussi une question d’honneur et d’unité nationale : depuis l’ère Trudeau-Lévesque, les leaders fédéraux s’astreignent à apprendre le français et reconnaissent, en fait sinon en théorie, l’identité particulière du Québec francophone.

La différence entre le Bloc et les autres partis, c’est que le premier ne veut défendre « que » les intérêts du Québec, alors que les autres partis, qui sont redevables à toute la population du pays, doivent faire la balance entre les revendications des diverses régions. Leur tâche est beaucoup plus difficile… mais la politique n’est-elle pas essentiellement la pratique de l’art de la négociation et du compromis ?

L’isolationnisme (pour ne pas parler d’égoïsme pur et simple) du Bloc, doublé d’une attitude de victime perpétuelle, est la voie illusoire, mais facile, parce que c’est un pauvre ersatz de la souveraineté. Une façon commode de s’affirmer sans prendre de risque, une forme de souveraineté-association qui ne coûte rien à personne… Bref, le rêve d’Yvon Deschamps (« un Québec indépendant dans un Canada fort ! »), toujours d’actualité depuis 50 ans.

La loi sur la laïcité est exactement du même acabit : c’est une autre façon de s’affirmer contre le reste du Canada et contre les « immigrants » et cela à peu de frais, puisque seuls quelques « étrangers » très minoritaires en subiront les conséquences. C’est une victoire déshonorante, en tout cas peu glorieuse, sur plus faible que soi. Ce n’est pas une coïncidence que le Bloc ait axé une partie de sa campagne sur la défense de la loi sur la laïcité.

Pour revenir à la sortie de Lucien Bouchard sur la présence de ministres québécois à la table centrale, on présume que Steven Guilbeault, qui est un habile communicateur, fera partie du Conseil des ministres que le premier ministre Trudeau doit composer d’ici le 20 novembre.

M. Guilbeault a servi de caution écologique au PLC, mais jusqu’à présent, c’est l’homme d’une cause unique et il reste à voir dans quelle mesure il s’intéressera aussi aux autres enjeux. S’il croit pouvoir changer complètement la trajectoire du gouvernement Trudeau, il en sera quitte pour une amère déception et deviendra un clone de Nicolas Hulot.

La plus connue des nouvelles recrues, l’athlète Lyne Bessette, sera favorisée du fait qu’elle est une femme, mais on ne sait aucunement comment elle réussira la transition du sport professionnel à la politique.

En 2015, les impératifs régionaux et l’objectif de la parité hommes-femmes ont amené au Conseil des ministres un certain nombre de députés qui n’avaient pas d’évidentes qualifications pour ces postes. Le problème du PLC, comme d’ailleurs celui du PLQ, c’est que sa députation est démesurément concentrée dans les grandes villes. Dans la seule région de Montréal, il y a de quoi former un Conseil des ministres !

De tout temps, les contraintes régionales ont toujours fait de la formation d’un Conseil des ministres la pire corvée des chefs de gouvernement.

Au fédéral, la tâche est herculéenne en raison de la largeur et de la diversité du pays : il faut tenir compte des deux langues, des provinces, des régions, des ethnies, des qualifications personnelles ou professionnelles…

Quand on ajoute le critère rigide de la parité arithmétique entre hommes et femmes, la tâche devient encore plus compliquée.

Et quand le premier ministre est un Justin Trudeau amoureux des symboles visuels, des coups d’éclat et d’un multiculturalisme extravagant, la tâche alors devient un exercice de haut vol.

On ne peut que souhaiter que le Québec (et le Canada tout entier) soit représenté à la table du pouvoir par des ministres forts et compétents.

Des ministres en plus, comme le souhaite Lucien Bouchard, c’est bien. Encore faut-il qu’ils soient à la hauteur de la tâche. On en jugera le 20 novembre.