Alors que l’emprise des nations et des mythes qu’elles ont perpétués sur la vie des citoyens s’estompe, Gérard Bouchard s’interroge sur ce qui les remplacera comme producteurs de sens.

Par le truchement des mythes nationaux, le thème principal qui traverse l’ensemble de cet ouvrage ne concerne rien de moins que le devenir du fondement symbolique des nations ou des sociétés contemporaines sous l’impact de la mondialisation, avec ses diverses composantes.

Ce fondement symbolique, construit sur un modèle élaboré dans la seconde moitié du XVIIIe siècle en Europe et dans les Amériques, semble maintenant presque partout déstabilisé. C’est ce que suggère notre enquête sur l’état des mythes nationaux. Pour le moment, l’action combinée de la mondialisation culturelle, du néolibéralisme, de l’immigration et du postmodernisme n’a pas fait disparaître les nations ou les cultures nationales, non plus que l’État. Mais que réserve l’avenir ?

Les chapitres qui précèdent auront peut-être sensibilisé les esprits, même les plus sceptiques, au rôle important des mythes dans la formation et le devenir des nations. Ils soutiennent les idéaux, qui cimentent le lien social, et mobilisent les citoyens. Ils favorisent la négociation de consensus et l’arbitrage des conflits. Ils nourrissent la mémoire et les appartenances. Ils donnent une prise aux sociétés ou aux groupes défavorisés en quête d’émancipation. Finalement, ils fournissent le matériau qui fortifie les solidarités. Depuis deux siècles, c’est principalement dans le cadre de la nation que les mythes sociaux, comme producteurs de sens et de conscience, se sont déployés pour remplir ces fonctions vitales. C’est aussi en s’y abreuvant que les peuples ont appris à rêver. Des équilibres symboliques se sont ainsi créés, qui ont moulé les genres de vie – souvent pour le mieux, parfois aussi pour le pire. C’est pourquoi il me semble que ce sujet devrait davantage attirer l’attention des chercheurs en sciences sociales.

Certes, l’alliance du mythe et de la nation, comme tout autre fait social ou toute autre configuration symbolique, est appelée non seulement à se transformer, mais peut-être même à disparaître à long terme. Cependant, en sommes-nous là ?

Et si les mythes nationaux devaient tomber un peu partout en désuétude ou s’écrouler sous le poids de leurs excès, par quoi seraient-ils remplacés ?

Cette question doit être examinée à la lumière d’une autre. Si on admet que toute collectivité a besoin d’un fondement symbolique structuré autour de quelques mythes, quel est le cadre le plus propice à leur production ? Celui de la nation ou celui qu’ouvre la mondialisation ?

En fait, cette question elle-même est mal posée. Le parcours effectué dans ce livre mène à la conclusion que, pour une durée qu’il est impossible de préciser, l’État, la nation et les mythes nationaux vont survivre, mais en se transformant pour nouer avec la mondialisation des rapports de plus en plus étroits et de plus en plus complexes, dont les modalités sont imprévisibles. C’est donc dans une étroite interaction entre le national et le mondial que l’avenir va se définir, une interaction qui du reste est déjà en cours depuis quelques décennies et qui ne cesse de s’intensifier. Il s’ensuit qu’il faudra se défaire d’une pensée dichotomique qui oppose radicalement le mondial au national, soit comme le vice à la vertu, soit, à l’inverse, comme l’épanouissement au rapetissement.

Cependant, cette voie qui assigne aux nations une vocation d’interface n’exclut pas d’autres stratégies visant à renforcer les États et les nations face à la mondialisation. Ces stratégies pourraient prendre la forme de collaborations politiques entre États, comme il en existe déjà à des fins commerciales (le Mercosur en Amérique du Sud, l’ALENA en Amérique du Nord, l’ANASE ou ASEAN en Asie du Sud-Est et d’autres). On peut penser aussi à des alliances analogues entre nations à des fins culturelles, soit au sein d’un même État (des fédérations), soit entre voisines (par exemple, entre le Québec et l’Acadie), soit encore à des alliances à distance entre nations apparentées par l’histoire ou autrement. [S’agissant du Québec, est-ce qu’on ne pourrait pas trouver là un nouveau tremplin pour intensifier la coopération avec la France et d’autres nations francophones ? Des alliances de ce genre, qualifiées de « régionales », ont déjà été proposées par A. Dieckhoff (2004). L’idée d’États-régions a aussi été proposée déjà (entre autres par K. Omae, 1996).]

Dans cette direction, l’Union européenne se situe manifestement à l’avant-garde, bien qu’elle éprouve actuellement de grandes difficultés à se doter d’un fondement symbolique qui aiderait à consolider son intégration et à soutenir son action. En témoignent ses vains efforts effectués depuis plusieurs années pour renouveler ses mythes fondateurs et pour créer une identité européenne forte. Son ouverture aux pires formes de néolibéralisme a certes été une des sources d’empêchement, en contribuant à lui aliéner les classes populaires et une bonne partie des classes moyennes.

Cependant, pour ce qui est de la construction et de ce qu’on pourrait appeler la gestion des mythes, il faut s’attendre à ce que le cadre national demeure encore longtemps prépondérant.

Pour l’instant, la sphère mondiale, livrée à un jeu de pouvoir peu régulé, souffre d’un important déficit de démocratie et de crédibilité. Il faudra, pour y remédier, une réforme en profondeur des instances de gouvernance internationale, ce qui n’est pas près d’arriver, si l’on en juge par le dysfonctionnement actuel de l’ONU et l’incapacité (ou le manque de volonté ?) des États à juguler des désordres de toutes sortes.

Il est prévisible aussi que les petites nations minoritaires, et plus encore les petites nations sans État, se montreront plus hésitantes à s’abandonner à la mondialisation. Le Québec peut servir ici de témoin. Le sentiment de fragilité, qui l’a presque toujours accompagné, et les luttes constantes qu’il a dû mener pour assurer sa survie et son développement ont donné naissance à une intense conscience collective (on a déjà parlé de « surconscience » [voir L. Gauvin, 2000] à propos de l’attachement des Québécois à leur langue). Le souci de l’héritage et le sens d’une destinée à préserver et à continuer y ont nourri une éthique de la fidélité à la nation. Comme nous l’avons vu au chapitre 6, ces dispositions se sont diluées récemment, particulièrement au sein de la jeune génération. Il y a toutefois gros à parier que le cœur du vieux fondement symbolique, toujours cimenté par les mythes directeurs, va se perpétuer d’une manière ou d’une autre, bien que sur un mode moins lyrique.

Cela dit, pour ce qui est de l’évolution des nations en général, gardons tout de même à l’esprit tout ce que l’avenir peut apporter de surprises, par exemple sous la forme soit d’une brusque rupture avec le passé et d’un grand saut vers une mondialisation encore plus avancée, soit d’une volte-face et d’un retour aux anciens équilibres symboliques.

Il reste que le contexte actuel, considéré à l’échelle des nations ou du monde, présente un déficit symbolique qui, paradoxalement, crée pour les mythes une conjoncture propice. D’abord, ce sentiment de vide est très répandu, surtout, encore une fois, parmi les jeunes qui, tout en s’adonnant aux artifices du consumérisme, en déplorent également la vanité. Les grandes dérives morales de l’Occident au cours du XXe siècle y sont sans doute pour quelque chose, tout comme les maux de la démocratie et la méfiance envers les élites.

PHOTO FOURNIE PAR LES ÉDITIONS DU BORÉAL

Les nations savent-elles encore rêver ?, Gérard Bouchard, Éditions du Boréal, 440 pages.

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