Monsieur le premier ministre,
Nous nous présentons. Nous sommes trois étudiants de 23 ans originaires de Laval. Nous sommes aussi les triplets d’Eva Nassif, la seule députée libérale de la province à avoir reçu un « feu rouge » pour se présenter aux prochaines élections sous la bannière de votre parti.

Rassurez-vous, nous ne vous écrivons pas cette lettre pour vous blâmer ou pour porter des accusations à votre endroit. Sachez aussi que notre mère ne sait pas que nous avons écrit cette lettre.

Elle n’approuverait certainement pas, mais nous adhérons aujourd’hui à la maxime anglaise : « It is much easier to apologize than it is to get permission. »

Si nous vous écrivons, c’est plutôt pour vous présenter notre mère, comme nous la voyons tous les jours.

Question de vous donner un aperçu de la personne que vos actions ont affectée et peut-être d’éviter l’inévitable : l’orchestration d’une minutieuse campagne de salissage médiatique « anonyme ».

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Vous connaissez notre mère depuis un certain temps déjà. Vous êtes de la même promotion, puisque vous vous êtes tous deux présentés comme candidats à vos premières élections en 2008.

Comme vous, elle n’a pas un dossier habituel de politicienne, ayant été infirmière au Liban et traductrice au Canada avant de faire le saut en politique. Vous avez peut-être remarqué chez cette collègue de classe une personne résiliante et déterminée. Elle s’est présentée à deux élections sans succès, avant d’être élue aux élections de 2015. Sa force de caractère, comme pour beaucoup de personnes, est tributaire d’un bagage de vie marqué d’épreuves.

Cette histoire mérite d’être racontée, bien que cette brève missive ne puisse lui faire pleinement justice.

Avant d’être mère de triplets et politicienne, notre mère a vécu une jeunesse peu enviable, à l’opposé de toute notion de privilège à laquelle vous avez récemment fait référence.

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C’était un typique soir de semaine libanais, chaud et humide. Notre mère était encore adolescente. Alors qu’il déposait un chèque de paie à la banque, notre grand-père fut kidnappé par des jeunes malfrats dont on ne connaîtra jamais l’identité. Après lui avoir dérobé ses avoirs, puisqu’il n’était pas de la bonne religion, ces adolescents décidèrent de lui enlever la vie. Ils criblèrent son corps de balles. Ils dessinèrent de leurs balles une croix sur sa poitrine. Sa dépouille fut laissée sur la voie publique, à la vue de tous.

Quelques années plus tard, les tensions politiques et la guerre civile au Liban prirent une autre vie, celle du cadet de la famille.

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Si nous vous racontons cette histoire, c’est qu’à nos yeux, notre mère est l’exemplification de la résilience et de la détermination. Nous ne nous rappelons pas l’avoir déjà vue craquer sous la pression ou laisser tomber les bras face à une tâche insurmontable. Jusqu’à tout dernièrement du moins.

Et c’est ici que nous voulons que vos assistants annotent cette lettre pour votre briefing matinal. Nous vous prions de surligner ce qui suit.

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Après avoir rempli tous les critères demandés par le parti, notre mère a déposé sa demande de candidature. Elle devait maintenant attendre pour obtenir une réponse du fameux comité du feu vert du Parti libéral du Canada.

Au final, ce fut 16 mois d’attente.

Nous ne l’avons jamais vue dans un tel état d’anxiété palpable. La solide carapace de la femme la plus forte que nous connaissions était ébranlée. Notre héroïne était gravement blessée.

Pendant 16 mois, elle eut droit à un silence froid, si ce n’est un court appel de votre part pour la réconforter, dont voici le résumé : « Eva, cette procédure de feu vert ne va pas t’empêcher de continuer ton excellent travail et ultimement de remporter l’élection dans ta circonscription. »

Pour vous donner une idée, 16 mois, c’est plus du triple de ce que la Cour suprême du Canada prend pour rendre une décision après avoir entendu la cause.

Un sacré processus de feu vert, monsieur le premier ministre.

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Ce processus n’est d’ailleurs pas sans failles. À l’inverse, il mériterait une réforme. Comme vous les aimez.

Pour vous donner une idée, dans le cadre de son processus de feu vert, une collègue de notre mère, elle aussi députée sous votre leadership, a dû répondre à des questions des plus indiscrètes du parti.

« Quel est votre lieu de culte ? Pourquoi êtes-vous habillée d’une telle manière ? »

Notre mère, on l’obligea à renouveler son engagement au parti. Nous résumons : « Une source anonyme nous a confié que vous seriez contre la légalisation du cannabis. Nous tenons de source fiable que vous êtes contre le mariage de même sexe. Eva, nous savons que vous travaillez contre vos collègues de Laval. »

Imaginez l’humiliation de devoir prouver votre loyauté d’une manière aussi rétrograde. #2019

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Le jour où elle a obtenu son refus, elle n’a eu droit à aucune explication. Zéro, niet, sifir.

Vous n’avez d’ailleurs pas songé à appeler votre collègue de classe pour la remercier de ses services. Après près de 15 ans au sein du parti, elle a été traitée comme une complète inconnue – du moins, comme une inconnue dont le vote ne vous importait pas.

Ce qui a remué le couteau dans la plaie, c’est qu’en plus de lui enlever son projet de vie, on lui a enlevé son droit d’appel.

On lui a imposé la décision de se retirer « élégamment » dans un délai de 24 heures. Pour quelle raison ?

« Le temps presse et les élections approchent rapidement, Eva », lui a-t-on signifié, en gros.

Pourtant, le temps ne pressait pas pendant les 16 derniers mois.

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Nous concluons la lettre en vous invitant à faire la bonne chose.

Pour être francs, nous ne sommes pas certains de ce à quoi ressemble la bonne chose. Surprenez-nous.

Une surprise positive pour une fois, M. Trudeau.

* Charbel est étudiant à l’École du Barreau, Josée est étudiante à la maîtrise en sciences infirmières et Maroun est étudiant au doctorat en médecine.

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