En réponse au texte de Jasmin Roy et de Jean-Sébastien Bourré, « L’extrême gauche LGBT+ doit aussi être dénoncée », publié mercredi

Les années 50 ont connu leur « peur rouge ». Pendant cette période, le sénateur américain Joseph McCarthy encourageait la « dénonciation » de toute personne soupçonnée de sympathies communistes… ou d’homosexualité.

Or, voilà qu’aujourd’hui, ce sont deux figures du mouvement LGBT+ au Québec qui appellent à « dénoncer » « l’extrême gauche » dans une lettre ouverte parue dans La Presse.

Les auteurs prétendent faire la lumière sur une réalité « passée sous silence par l’ensemble des organismes LGBT+ », soit « la montée de l’extrême gauche et des propos haineux au sein même de nos communautés ». Ils citent pêle-mêle un petit nombre d’exemples pour appuyer leur propos.

D’abord, un sondage commandé par la fondation de l’un des auteurs : « Vingt pour cent des répondants issus des communautés LGBT disaient avoir été victimes d’intimidation par des membres appartenant aux communautés LGBT ». Bien que préoccupant, ce chiffre ne permet en rien d’affirmer que ces formes d’intimidation ont un lien quelconque avec « l’extrême gauche » – concept flou utilisé comme un épouvantail, mais jamais défini dans le texte.

Il est ensuite question des critiques faites à la suite des prises de parole publiques des deux auteurs, à savoir une entrevue sur le mot « queer » et un livre sur le mouvement trans. Le texte ne citant aucune de ces critiques, leur évocation ne saurait faire la preuve de discours haineux – autre concept non défini par les auteurs. Je ne les commenterai pas plus avant.

Le dernier « exemple concret » de « la montée de l’extrême gauche et des propos haineux » au sein des communautés LGBT, selon les auteurs, serait un texte d’opinion intitulé « Legault n’est pas le bienvenu au défilé de la Fierté ». Tremblez, lecteurs, car « les rouges » sont à nos portes et ils écrivent des lettres ouvertes dans Le Devoir !

C’est à peu de choses près ce que nous disent Jasmin Roy et Jean-Sébastien Bourré.

À leurs yeux, le seul fait de débattre de la participation du premier ministre Legault au défilé de la Fierté mérite dénonciation.

Cette prise de position témoignerait d’une méconnaissance des « principes de la démocratie » et risquerait de « nuire à nos combats pour atteindre l’égalité sociale dans la société ».

Il me semble au contraire que c’est l’appel à dénoncer « l’extrême gauche LGBT » qui exprime une vision tronquée des principes démocratiques et de l’histoire des luttes sociales.

Démocratie = dissensus

Les « principes démocratiques » dont se réclament les auteurs supposent, par définition, l’acceptation du dissensus. Pour qu’il y ait démocratie, il faut que des points de vue opposés puissent s’affronter. Cela devrait également valoir au sein de ce qu’il est convenu d’appeler la communauté LGBT. 

Comme tout groupe social, celui-ci n’est pas homogène. Il est traversé par des clivages et des débats de fond.

Il y a des avis divergents sur les orientations à donner au mouvement, sur les revendications à formuler et sur les moyens d’action à privilégier pour les faire valoir. Ces divisions politiques ont partie liée avec les rapports de pouvoir internes au groupe.

La question de la participation du premier ministre (et, plus largement, des politiciens et des entreprises) au défilé de la Fierté est l’une de celles qui font débat. Des discussions similaires ont d’ailleurs lieu ailleurs dans le monde. Il suffit de mentionner les conflits autour des célébrations de la World Pride cette année à New York, qui ont donné lieu à l’organisation de deux marches parallèles.

La définition même du combat peut être enjeu de luttes entre différentes fractions du mouvement. Certaines estiment qu’il s’agit de revendiquer « l’acceptation de la différence ». D’autres, dont je suis, jugent préférable de s’attaquer aux rapports de pouvoir qui enferment les minoritaires dans la case de « la différence » (alors que les majoritaires, eux, ne sont « différents » de rien). Et même au moment de penser ces rapports de pouvoir, des désaccords peuvent (ou devraient pouvoir) s’exprimer.

Or, même sur une question tactique aussi circonscrite que celle de la pertinence d’inviter le premier ministre Legault au défilé de la Fierté, Roy et Bourré ferment la porte au débat. Ils présentent leur position comme la seule valable, ce qui est précisément l’inverse de l’attitude démocratique qu’ils professent.

Dénoncer Stonewall ?

Leur appel à dénoncer « l’extrême gauche LGBT » est d’autant plus préoccupant qu’il survient sur fond de célébrations du 50e anniversaire de la révolte du Stonewall Inn, événement généralement considéré comme un tournant dans l’histoire des mouvements de libération homosexuels modernes.

Parmi les luttes et les analyses critiques qui ont vu le jour à cette époque, plusieurs ont été pensées en dialogue avec le féminisme radical et le marxisme.

C’est le cas du Gay Liberation Front aux États-Unis ou du Front homosexuel d’action révolutionnaire en France.

On peut aussi penser au travail de Monique Wittig, figure marquante du lesbianisme révolutionnaire, qui a eu des échos au Québec à travers la revue Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui. Wittig a développé une critique radicale du « régime politique de l’hétérosexualité », appelant à sa destruction ainsi qu’à celle des « classes de sexe ».

Bien que Roy et Bourré ne définissent pas ce qu’ils entendent par « extrême gauche », il y a fort à parier que toute cette partie des luttes des années 70 et 80 tomberait sous le coup de leur appel à la dénonciation. Faudrait-il renier cet héritage contestataire, pourtant riche d’enseignements sur les formes de résistance à l’oppression ? Dénoncer les mobilisations qui s’efforcent de le prolonger aujourd’hui, dans l’espoir de s’attirer les faveurs de quelques représentants du monde straight ? Ce serait un pari risqué qui aurait des airs de peur rouge repeinte en rose, de maccarthysme drapé dans le drapeau arc-en-ciel.

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