Les ténors du capitalisme sont-ils rongés par des remords ? Ou ont-ils plutôt peur ? Ou bien encore certains d’entre eux sont-ils assez lucides pour reconnaître que le capitalisme doit une fois de plus se transformer pour survivre ?

Difficile de sonder les âmes et les cœurs pour y départager les motivations profondes, mais depuis la grande crise financière d’il y a 10 ans, les signes d’une lente remise en question se multiplient.

Prenons pour exemple la soirée organisée en octobre par l’Institut des administrateurs de sociétés (IAS), section Québec, qui réunissait à Montréal plus de 400 membres de conseils d’administration. En vedette internationale : Lady Lynn Forester de Rothschild, administratrice de grandes sociétés, mais surtout fondatrice et présidente de la Coalition for Inclusive Capitalism, un OBNL consacré à la promotion de l’inclusion économique et sociale. « Capitalism is not too big to fail », a-t-elle mis en garde, il doit changer pour durer.

Dans une conversation avec la vedette locale, Claude Lamoureux, lui aussi administrateur, mais surtout ex-président du Régime de retraite des enseignant(es) de l’Ontario, il fut notamment question du rapport généralement malsain entre les entreprises cotées en Bourse et les investisseurs qui exigent des profits trimestriels toujours en hausse.

Trop de dirigeants sont heureux de jouer le jeu, car une grande part de leur rémunération est tirée d’options d’achat d’actions.

Or, cette courte vue force les entreprises à renoncer à des investissements rentables à moyen terme, mais aussi à piétiner les intérêts des autres parties prenantes à l’entreprise, soit les clients, les employés et les collectivités où elles exercent leurs activités, sans compter l’environnement.

Depuis une importante décision de la Cour suprême du Canada, en 2008, au sujet d’une transformation de BCE qu’elle a bloquée, il est établi que le devoir des administrateurs canadiens est de prendre en compte dans leurs décisions des intérêts de toutes les parties prenantes et pas seulement des actionnaires.

Aux États-Unis, depuis les années 80, avec la bénédiction intellectuelle de l’économiste Milton Friedman, l’entreprise vise uniquement à maximiser l’avoir des actionnaires, un objectif renforcé par la loi du Delaware, où sont inscrites beaucoup de grandes sociétés. Mais depuis peu, ce dogme est remis en question par certains investisseurs et chefs d’entreprise.

Vers un capitalisme inclusif

En effet, plusieurs patrons voient bien que les perturbations occasionnées par la mondialisation de l’économie et les changements technologiques ont fait dans les pays développés un petit nombre de grands gagnants et un grand nombre de perdants. Les inégalités de richesse accrues qui en ont résulté, et qui continuent de croître encore dans certains pays, ont nourri la montée du populisme et du protectionnisme. Les excès du capitalisme menacent maintenant le capitalisme.

Ainsi, au début de l’année, Larry Fink, président et chef de la direction de Blackrock, le plus grand investisseur institutionnel au monde, a écrit aux dirigeants des entreprises dans lesquelles sa firme investit pour souligner que la raison d’exister des entreprises n’est pas seulement de faire des profits, mais de servir toutes leurs parties prenantes.

Des médias influents ont pris des positions semblables. Un récent éditorial du Financial Times titrait : « Les investisseurs doivent regarder plus loin que la ligne des profits ». Même Forbes, qui célèbre les gens les plus riches en dressant sa liste annuelle, en appelle maintenant à la « réimagination » du capitalisme afin de colmater les fissures sociales et, ne soyons pas naïfs, parer les propositions jugées trop radicales de l’aile gauche du Parti démocrate.

Le principal danger de cette approche est le retour du capitalisme dit managérial, qui prévalait dans les années 50 et 60, alors que les dirigeants n’étaient pas vraiment imputables. Sous le couvert d’un arbitrage des intérêts de toutes les parties prenantes, ils bâtissaient des empires personnels peu performants.

Selon The Economist, la solution aux dérives actuelles du capitalisme passe plutôt par une concurrence accrue, par l’action énergique des gouvernements pour briser les monopoles.

Mais c’est le message du capitalisme inclusif qui commence à porter, car les PDG américains de l’influente Business Roundtable ont signé l’été dernier une déclaration où ils s’engageaient – dans cet ordre – à créer de la valeur pour les clients, à investir dans leurs employés, à traiter leurs fournisseurs de manière éthique et équitable, à appuyer les communautés où elles œuvrent et, finalement, à générer une valeur à long terme pour les actionnaires.

Blackrock n’est pas seule à faire pression sur les patrons. On assiste dans plusieurs pays à la prolifération des placements qui intègrent dans la sélection des titres les facteurs dits ESG (pour environnement, social et gouvernance). Par exemple, face aux risques climatiques grandissants, plusieurs milléniaux recherchent des portefeuilles exempts de pétrole ou à faible teneur en carbone.

De même, les grandes caisses de retraite canadiennes comme Teachers’ et la Caisse de dépôt intègrent de plus en plus les facteurs ESG dans leurs décisions de placement, même s’il est encore très difficile de les mesurer correctement.

L’examen de conscience du capitalisme est plus prononcé aux États-Unis et au Royaume-Uni. Au Canada, ce courant de pensée est moins vigoureux, car les écarts de richesse y sont moins prononcés et le ressac populiste, encore faible. Au Québec, le mot capitaliste est presque une injure et on lui préfère celui plus positif d’entrepreneur. D’ailleurs, ceux-ci tiennent un discours plutôt inclusif depuis de nombreuses années.

Un capitalisme plus soucieux de toutes les parties prenantes est certes louable, mais quel en sera à terme l’effet réel ?

Se contentera-t-on de vœux pieux ou assistera-t-on à un virage significatif ? Chose certaine, ce serait rêver en couleur que d’attendre les changements qui s’imposent des seuls investisseurs et entreprises, car on peut présumer que le profit restera prépondérant, même s’il n’est plus l’objectif unique. De fait, on peut aussi voir dans ce nouveau modèle un capitalisme toujours axé sur le profit, mais dorénavant obligé de composer avec des contraintes sociales plus grandes.

Tant mieux si le capitalisme se montre moins égoïste parce que moins à courte vue. Mais quoi qu’il en soit, les gouvernements doivent encore jouer un rôle central, car eux seuls établissent les règles du jeu (notamment en favorisant la concurrence), peuvent redistribuer la richesse, investir dans les infrastructures publiques et assurer des services essentiels à la population.

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